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Un article du « Monde » :  » À Calais, les gens deviennent fous ».

« A Calais, les gens deviennent fous » : malgré la surveillance policière, les migrants rêvent toujours d’Angleterre
Par Julia Pascual.
Publié le 22 juillet à 05h47, mis à jour à 15h28

A Calais, entre 300 et 600 migrants sont présents en permanence, dans des campements de fortune. Les associations dénoncent une « catastrophe humanitaire » quand l’État parle d’une situation « apaisée ».

« A un moment, faut aller faire le sanglier. » L’adjudant-chef Maxence et le brigadier-chef Manon enjambent la ganivelle et s’enfoncent dans la dune. Une torche à la main, ils fouillent les buissons. Quelques instants plus tard, ils en ressortent avec un bidon d’essence de 20 litres. « A mon avis, il y avait une préparation de départ », dit l’adjudant-chef, satisfait. Il est aux alentours de 5 heures du matin, aux abords d’une plage du Pas-de-Calais, et des gendarmes patrouillent le long du littoral dans le but d’empêcher le départ de « small boats », ces petites embarcations de migrants qui tentent de gagner les côtes anglaises. Au loin, des tankers et des ferrys éclairent l’horizon nocturne.

Un officier de la gendarmerie mobile utilise une paire de jumelle à vision nocturne lors d’une patrouille à Calais.Un officier de la gendarmerie mobile utilise une paire de jumelle à vision nocturne lors d’une patrouille à Calais.

« L’idée, c’est davantage de dissuader les passeurs que d’interpeller », explique le lieutenant-colonel Jean-Luc Péreau. Parfois les militaires retrouvent les traces d’un campement éphémère, un canot pneumatique abandonné à la hâte. « Il y a une dizaine de jours, on a fait avorter une tentative, assure l’adjudant-chef Maxence. Trois migrants ont pris la fuite en nous voyant. »

Un bidon d’essence dissimulé dans un sac poubelle est retrouvé dans une dune.Un bidon d’essence dissimulé dans un sac poubelle est retrouvé dans une dune. (photo SAMUEL GRATACAP POUR « LE MONDE »)

Diverses unités sont mobilisées pour assurer cette surveillance des plages et de leurs abords. « Ils prennent de plus en plus de risques », constate un gendarme, mobilisé cette nuit-là. Lui travaille d’ordinaire dans une unité routière et il a vu des migrants se cacher dans le bloc-moteur d’un bus et même dans des camions-citernes.

« Les migrants prennent de plus en plus de risques »
Mardi 16 juillet, un Irakien, équipé de palmes et d’une bouée, s’est jeté à l’eau pour tenter de parcourir les 33 kilomètres de détroit à la nage, jusqu’aux côtes anglaises. Il a été signalé par un bateau de pêche, à cinq kilomètres au nord de Calais (Pas-de-Calais). « C’est la première fois que ça arrive », confie Ingrid Parrot, chargée de communication de la préfecture maritime de la Manche.

Des grillages et des barbelés, installés en dessous des ponts pour éviter que des personnes ne puissent s’y abriter.Des grillages et des barbelés, installés en dessous des ponts pour éviter que des personnes ne puissent s’y abriter.

Depuis que le phénomène a pris de l’ampleur, à l’automne 2018, les autorités décomptent près de 200 tentatives de passages, dont environ la moitié a réussi. Comparé aux quelque 25 000 interpellations de migrants réalisées chaque année depuis trois ans sur le port de Calais et à l’entrée de l’Eurotunnel, grâce aux contrôles de véhicules, le phénomène des « small boats » reste très circonscrit. « Le problème, c’est que ça se retrouve dans les feuilles de chou locales et les Anglais sont à cran là-dessus, c’est hypersensible, assure, sous couvert d’anonymat, un cadre de la police. Ils ont peur de l’accident. »

D’où une recrudescence de moyens, financée pour partie par l’Angleterre. Tandis que les effectifs de gendarmes continuent de se relayer aux abords des plages, le jour se lève sur la côte d’Opale. A Calais, des groupes de migrants se réveillent dans des campements et, machinalement, déplacent leurs duvets et leurs tentes de quelques mètres. L’exercice se répète un jour sur deux, au rythme des évacuations.

Un jour sur deux, Shazad et Kakou, 16 ans, se font chasser par les forces de l’ordre puis rejoignent leur campement de fortune quelques minutes plus tard.Un jour sur deux, Shazad et Kakou, 16 ans, se font chasser par les forces de l’ordre puis rejoignent leur campement de fortune quelques minutes plus tard.

« Une routine absurde »
Ce matin-là, en contrebas de la rocade portuaire, le long d’un mur anti-intrusion financé par l’Angleterre en 2016, un groupe d’une trentaine d’Érythréens s’exécute. Il s’agit d’hommes, principalement, mais une femme et son enfant de 3 ans sont aussi présents. Ils vont s’asseoir à quelques mètres et attendent, peu avant 9 heures, l’arrivée de deux fourgons de gendarmerie. Quelques sacs-poubelle et deux chaises sont ramassés puis les militaires repartent, une poignée de minutes plus tard, et le groupe d’Érythréens peut de nouveau s’installer.

Une tente du camp « Stadium » au pieds du mur anti-intrusion financé par l’Angleterre.Une tente du camp « Stadium » au pieds du mur anti-intrusion financé par l’Angleterre. (photo SAMUEL GRATACAP POUR « LE MONDE »)

« C’est une routine absurde », dénonce Hugo, qui participe aux observations des démantèlements pour l’association L’Auberge des migrants. Ce matin-là, trois campements seront ainsi évacués. Et le seront de nouveau le surlendemain. Vendredi 19 juillet, des rochers massifs ont, en outre, été installés aux abords du campement des Erythréens, « pour empêcher nos distributions de repas », estime Yolaine, de l’association Salam, qui distribue tous les jours de la nourriture dans la poignée de campements éparpillés sur Calais, le plus souvent cachés par des buissons ou des arbustes. En janvier, ce sont des barrières surmontées de barbelés qui ont été fixées sous le pont de la rocade portuaire, où s’abritaient certains d’entre eux. Un mur de trois mètres de haut encercle la station-service Total, non loin, depuis laquelle des migrants tentaient d’entrer dans des camions.

La station d’essence Total s’est équipée d’un mur anti-intrusion de 5 mètres de haut et de barbelés pour éviter les passagers clandestins dans les camions vers l’Angleterre.La station d’essence Total s’est équipée d’un mur anti-intrusion de 5 mètres de haut et de barbelés pour éviter les passagers clandestins dans les camions vers l’Angleterre.

Les années passent et la ville continue de s’armer de clôtures. Pourtant, « la situation est beaucoup plus contenue et apaisée », assure le préfet du Pas-de-Calais, Fabien Sudry. Environ 300 migrants sont présents en permanence sur place – le double, d’après plusieurs associations. Quoi qu’il en soit, un chiffre « parmi les plus faibles de l’histoire migratoire de Calais », souligne M. Sudry, qui se réjouit de « faire évoluer l’image de la ville ». En 2016, jusqu’à 10 000 personnes ont vécu dans le bidonville surnommé la « jungle ».

Le tarissement des flux d’arrivées depuis la Libye, la lutte contre les réseaux et le rythme quotidien des évacuations, contribue à éviter sa reconstitution. « C’est épuisant », regrette Yolaine. Le 11 juillet, une dizaine d’associations dénonçaient dans un communiqué « l’indignité de la politique anti-accueil ». « Ici, les gens deviennent fous », confirme Suleman (tous les prénoms des migrants ont été modifiés), un Afghan. A l’image de nombreuses personnes présentes dans les campements, il accuse plusieurs années de vie en Europe.

Chaque jour, une trentaine d’interpellations à Calais
Lui a d’abord échoué à obtenir l’asile en Allemagne avant d’être débouté en France. Il compte faire appel mais, sans solution d’hébergement, il est venu à Calais. Son ami, Farhad, a vécu quatre ans à Hambourg. Egalement débouté de sa demande d’asile en Allemagne, il a voulu retenter sa chance en France. En vertu du règlement de Dublin, il a été renvoyé outre-Rhin. Farhad est revenu aussitôt. Il doit désormais attendre dix-huit mois avant de pouvoir redéposer une demande d’asile, « sans argent, sans hébergement », précise-t-il. Du coup, il veut aller en Angleterre.

Un camp de la zone des « huttes » en face de l’enceinte de l’association Vie Active, chargée par l’état français de la distribution de repas et de l’accueil des migrants quatre heures par jour.Un camp de la zone des « huttes » en face de l’enceinte de l’association Vie Active, chargée par l’état français de la distribution de repas et de l’accueil des migrants quatre heures par jour.

Ahmed, un Somalien de 20 ans, « dubliné » en Grèce, est dans la même situation. La veille, il a été interpellé alors qu’il essayait de monter dans un camion pour l’Angleterre. Il recommencera. Comme Adel, un Afghan contrôlé à maintes reprises dans des camions ou aux abords des campements. « Je suis allé dix ou quinze fois en centre de rétention administrative », assure-t-il. A défaut d’être expulsé en Afghanistan, il en ressort libre. Chaque jour, une trentaine d’interpellations ont lieu à Calais. Le passage en Angleterre, « c’est une question de chance », résume Yonas, un Erythréen présent à Calais depuis un an et cinq mois, passé par la Pologne, quatre ans, et l’Allemagne, avant d’arriver en France.

Des bidons d’eau potable aux abords d’un camp, à Calais.Des bidons d’eau potable aux abords d’un camp, à Calais.

Pour Yolaine, « le problème de Calais ne va jamais se régler ». « C’est une catastrophe humanitaire », répète-t-elle. Pour y faire face, et compte tenu d’une injonction du Conseil d’État en ce sens, l’État a mis en place des douches mobiles, quelques toilettes et des points d’eau ou encore des distributions de repas. « Rien n’est au même endroit pour éviter de créer un point de fixation et une situation anxiogène, conformément à la volonté du gouvernement », explique Nathalie Chomette, directrice départementale de la cohésion sociale, rencontrée sur l’un des sites. Un Iranien se présente, il montre les traces de scarifications qu’il s’est infligées aux avant-bras et aux chevilles pour empêcher son expulsion d’Angleterre. Il avait réussi à atteindre l’île, en mai, à bord d’un petit bateau. « Ce n’est pas l’eldorado l’Angleterre, monsieur », lui fait remarquer la fonctionnaire. Conformément au règlement de Dublin, l’Iranien a été renvoyé en France. Arrivé par l’aéroport de Toulouse, il est aussitôt revenu à Calais.