14 janvier 2023
Les migrants choisiraient leur pays d’arrivée en fonction de la qualité des prestations sociales, selon le concept d’« appel d’air ». Rien de plus faux, expliquent les chercheurs. Durcir la politique migratoire fixerait même les exilés sur leur terre d’accueil.
Par Anne Chemin
Publié le 11 janvier 2023 à 04h30
Histoire d’une notion. Avant même que le projet du gouvernement sur l’immigration soit connu, la droite et l’extrême droite ont entonné un refrain qui accompagne, depuis vingt ans, toutes les controverses sur les flux migratoires : si la France améliore ses conditions d’accueil, elle créera un redoutable « appel d’air ». La présence de centres d’hébergement, l’accès aux allocations, la prise en charge des soins médicaux ou la promesse de régularisations encouragent, selon elles, les migrants à rejoindre la France : ces politiques généreuses « aspireraient la misère du monde », résume, en 2019, le philosophe Jérôme Lèbre dans la revue Lignes.
Repris ces dernières semaines par Eric Ciotti (Les Républicains, LR) ou Jordan Bardella (Rassemblement national, RN), ce « discours connu de la mythologie d’extrême droite », selon Jérôme Lèbre, s’est imposé dans le débat, y compris à gauche, au début des années 2000, lors des polémiques sur le camp de Sangatte (Pas-de-Calais). Il repose sur l’idée que les migrants se comportent comme les sujets rationnels et éclairés de la théorie libérale classique : informés par la presse, les réseaux sociaux et le bouche-à-oreille, ils pèsent avec soin, avant de quitter leur pays, les avantages et les inconvénients de chaque destination afin de repérer les contrées les plus hospitalières.
Si cette logique semble inspirée par le bon sens, elle ne correspond nullement à la réalité, et surtout à la complexité, des parcours migratoires. L’appel d’air est un « mythe », constate, en 2021, l’Institut Convergences Migrations, qui rassemble six cents chercheurs en sciences sociales issus de plusieurs institutions : il n’est en rien « corroboré par les travaux de recherche ». Les études internationales consacrées aux déterminants de la migration montrent en effet qu’il n’existe, selon l’institut, « aucune corrélation » entre la qualité des politiques d’accueil et l’orientation des flux migratoires.
Les facteurs dits « push » – les troubles politiques, économiques, sociaux ou religieux qui incitent les migrants à quitter leur pays – sont en effet nettement plus puissants que les facteurs dits « pull » – l’attractivité, réelle ou fantasmée, des pays de destination. « Les études montrent que ce sont beaucoup moins les conditions d’arrivée (souvent mauvaises) qui attirent [que] la situation dans les pays de départ, où se mêlent l’absence d’espoir, le chômage massif des jeunes et parfois aussi la guerre et l’insécurité [qui poussent à partir] », analyse l’Institut Convergences Migrations.
Pas « d’effet aimant »
La qualité de l’accueil pèse en outre peu dans le choix des migrants. Dans un travail publié en 2014, l’économiste Corrado Giulietti (université de Southampton, Royaume-Uni) montre ainsi que la générosité de l’Etat-providence n’est pas un facteur-clé de départ : le « welfare magnet » [« l’effet aimant » des bénéfices sociaux] est « faible ou inexistant ». Une conclusion confirmée, en 2017, par la chercheuse Nicole Thompson (université Colgate, Etats-Unis) : les principaux déterminants de la migration, estime-t-elle, ne sont pas les politiques sociales du pays d’arrivée, mais son attractivité économique et la présence, sur son territoire, d’une diaspora.
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Selon Hélène Thiollet, chercheuse au CNRS (Sciences Po CERI), ces deux ingrédients sont « absolument décisifs ». « Pour les migrants, le premier critère est d’ordre professionnel : ils cherchent à accéder soit à un emploi, soit à un cursus universitaire, explique-t-elle. Le second critère, c’est l’existence, dans le pays d’accueil, d’une communauté issue de leur pays d’origine. L’activation de ces réseaux sociaux, qu’ils soient familiaux, villageois ou nationaux, permet de faire baisser les risques et le coût de la migration mais aussi de faciliter l’intégration. »
Ces deux facteurs, poursuit la politiste, qui a coordonné Migrants, migrations. 50 questions pour vous faire votre opinion (Armand Colin, 2016), sont « indissociables ». « C’est grâce aux réseaux d’entraide que les migrants parviennent à trouver rapidement un emploi, explique-t-elle. Ces diasporas sont elles-mêmes souvent un héritage de la colonisation. Aujourd’hui encore, les Latino-Américains continuent d’aller vers l’Espagne ou le Portugal, alors que les Maghrébins choisissent plutôt la France : ils partagent avec ces pays de destination une langue et une culture. »
« Corridors migratoires »
Même si elle a tendance à s’affaiblir, cette tradition des « corridors migratoires », selon le mot de Cris Beauchemin, directeur de recherches à l’Institut national des études démographiques, pèse infiniment plus lourd que les politiques sociales ou les perspectives de régularisation. « Parce que le gouvernement propose aujourd’hui de délivrer des titres de séjour dans les métiers en tension, certains prédisent une forte augmentation des flux d’entrées. Les travaux de recherche montrent pourtant que, depuis le début des années 1980, aucune vague de régularisation, même massive, n’a eu d’effet incitatif sur les départs : elles n’ont produit aucun “appel d’air”. »
Selon Cris Beauchemin, la fermeté des politiques migratoires engendre même un effet paradoxal : les études internationales démontrent que les pays d’accueil qui multiplient les obstacles à l’immigration incitent les migrants déjà présents sur le territoire à s’installer durablement. « Quand les visas sont difficiles, voire impossibles à obtenir, les étrangers risquent, s’ils retournent au pays, de ne plus pouvoir revenir. Ils renoncent donc à leurs allées et venues – et, parfois, font venir leurs familles. » Les élus qui redoutent le fameux « appel d’air » ignorent sans doute tout de ce phénomène d’enracinement.
Anne Chemin