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POUR LES MIGRANTS ET LES PAYS EN DIFFICULTÉ

On a lu on a vu

Un extrait du livre d’Olivier Weber « Frontières »

Editions Paulsen, collection Démarches. (Paru en mars 2016.)

(Ce livre est présenté dans la rubrique « Bibliographie sélective » de ce site.)

On y voit comment, à plus de 2000 km de distance, on retrouve des hommes coincés dans la même situation, devant un détroit qui les sépare de la terre de leurs rêves…

Une médina, Maroc(Pages 229 à 236)

A Tanger, on rencontre deux sortes de migrants, ou plutôt de candidats à la migration, à la traversée des frontières maritimes, dont les destins sont souvent héroïques, en tous cas homériques : les migrants fugaces, ceux qui tentent l’aventure, échouent, arrêtés par les autorités marocaines, expulsés ou conduits à Rabat, histoire de les dissuader, et qui se découragent bien vite, tant la clôture est étanche ; et les migrants tenaces, ceux qui sont prêts à tout ou presque pour renouveler l’essai, fût-ce au prix de trente, quarante, cent tentatives, en Sisyphe de la Méditerranée camusienne et de l’espoir. Parmi ces derniers, on dénombre ceux qui sont coincés, qui ne veulent plus revenir en arrière, au risque de subir le déshonneur de la famille dans le village ou la ville d’origine, là-bas, à des milliers de kilomètres, au Burkina Faso, en Guinée Conakry ou au Liberia. Ils ne peuvent revenir en arrière, même si leurs muscles, leur corps sont fatigués, et ils observent encore et encore la frontière car le spectacle est gratuit, le rêve aussi, l’espoir autorisé, même s’il s’amenuise.

La cache d’Adonis et de Moïse, à quelques jets de pierre de la dernière demeure de Paul Bowles, est un petit capharnaüm du candidat à l’exil de deux mètres de large sur trois de long qui sent le moisi et le salpêtre, où l’on entre par une voûte basse incitant à l’humilité. On y compte quelques paquets de riz, deux pagaies pour la traversée en zodiac, prochaine, dès que le vent se calmera, et un petit sac étanche. Adonis et Moïse en ont assez de la forêt, là-haut, où les Africains attendent des semaines, des mois, dans la terreur, la violence, celle des autres Africains ou des clochards qui viennent les racketter, à coups de bâtons, à force de chiens, de morsures. L’exil se paie aussi en brimades, en vexations. Du haut de ses 20 ans, Adonis, lui, est prêt à tout pour franchir la frontière, la dernière, la plus belle, la plus cruelle, celle qui vous tente et vous lance les interdits des nantis, celle qui dresse ses postes de garde, envoie ses escorteurs, vedettes et patrouilleurs à la rencontre du peuple de la mer, là, en contrebas des remparts, au-delà de la muraille. Il a fui la misère de son pays, sa corruption aussi, les exactions, les détournements de fonds par les ministres qui se servent sans retenue aucune dans les caisses et empêchent hôpitaux et écoles de voir le jour. Adonis ne voyait plus aucun horizon devant lui. Le futur n’était plus qu’une chimère. Il a fait siens les vers d’Aragon dans Le Roman inachevé : «  il y a quelque chose de pourri dans cette vie humaine, quelque chose par quoi l’esprit voit se rétrécir son domaine. »

Non, rien n’arrêtera Adonis, qui prépare le riz sans épices et un fond d’huile, son seul luxe, et on le croit sur parole tant il paraît déterminé, au premier étage de la maisonnée des remparts, avec pour toute décoration une vieille une de Paris Match montrant le roi du Maroc Mohammed VI reçu par Jacques Chirac, une couverture écornée, mangée par l’humidité, on le croit sur parole parce qu’il a la foi, tu comprends, on n’a que ça, murmure-t-il en touillant le riz, on a l’énergie, la volonté, qui est gratuite, même si on se cogne de temps à autre à des fortifications, des barbelés, des grillages ou à des ordures de trafiquants. Le langage d’Adonis est fleuri, il dit qu’il veut aller au bout du monde depuis qu’il est petit pour dégoter le bonheur, selon sa jolie expression. Le bonheur, il a essayé maintes fois de le trouver, il l’a aperçu à Douala, en arrivant du village, lorsqu’une fille l’a regardé longuement, mais on en est resté là, il l’a vu aussi en arrivant sur la côte de Tanger, ou plutôt entre Tanger et Ceuta, un peu plus vers l’ouest, lorsque l’Ancien Monde n’est jamais aussi proche, neuf kilomètres, une pacotille pour celui qui migre depuis deux ans et a parcouru des milliers de kilomètres, mais en même temps la frontière la plus délicate, la plus difficile à franchir. Il a tenté le bonheur maintes fois, c’est-à-dire qu’il a essayé à dix reprises au moins de traverser le détroit et chaque fois il a été refoulé par les garde-côtes marocains ou son zodiac a coulé. Il va « taquiner la chance » à nouveau, chercher un nouveau canot pneumatique à Casablanca pour cinquante à cent cinquante euros, le ramener à Tanger non pas par le bus car il serait repéré d’office mais par la voiture d’un passeur, payé au prix fort, et qui le déposera à l’endroit idoine, lui et ses neuf autres camarades de transit, comme il dit, qu’il appelle aussi les rameurs de la galère car il faut pagayer, encore et encore, il faut lutter contre les forts courants, ceux qui vous jettent dans les bras de l’Atlantique, ceux qui vous poussent à la dérive, ceux qui vous entraînent dans les tréfonds de l’humanité, vous ramènent au rivage, bercail provisoire devenu maudit à force de permanence, de retours et d’escales forcées. Aux abords de Tanger, le cimetière marin n’est pas une vaine expression. Là encore et toujours, il faut tenter de vivre, de survivre. Je relis ce soir-là la lettre de Nietzsche envoyée de Lugano à son amie Malwida von Meysenbug, en 1877, alors qu’il s’apprête à franchir la frontière italienne en train en direction de Turin : « La misère humaine prend, lors d’une traversée en mer, des proportions terribles. »

Adonis recommencera malgré ces proportions terribles et il fuira un jour la minuscule chambre de salpêtre, laquelle pour l’heure l’accueille avec Moïse de Sierra Leone au prénom biblique, qui se jettera lui aussi à l’eau pour traverser sa mer Rouge, malgré les périls, les morts, tellement nombreux qu’on ne les compte plus, la mer engloutit tout, tu saisis, elle ne laisse pas de traces, elle avale les uns et les autres, les citadins comme nous, incapables de vivre en forêt, à Kashiouko ou ailleurs, sur les hauteurs de Ceuta et Melilla, tu devrais y faire un saut, et les ruraux, les villageois, les gars des tribus comme on les appelle, qui eux s’installent partout et qui adorent même la forêt, va à leur rencontre, tu verras, c’est un monde à part, c’est la jungle dans tous les sens du terme, ils s’entretuent parfois entre nationalités, ils se battent pour un rien même si la forêt est grande, c’est la lutte pour la vie, pour la survie, un bout de pain, une place sur un zodiac, une « frappe », ça veut dire la montée sur le grillage de Ceuta, oui, tu verras, c’est terrible, c’est un peu la guerre pour nous aussi, mais notre seul ennemi ici, c’est le détroit gourmand de vies, pas les autres, le détroit qu’il faut dompter, qu’il faut comprendre, étudier, un peu comme à l’école, tu prends des notes dans ta tête, tu observes, tu palabres, tu vois comment emprunter la piste, pas forcément en ligne droite parce que tu dois négocier, tu dois ruser, c’est comme avec un fauve de la savane, il faut se faire respecter et contourner à la fois, passer par-derrière, frapper là où tu peux sinon tu te fais avaler, tu te retrouves dans la gueule du détroit, oui, parce que le détroit avale tout, sur quatorze kilomètres à partir d’ici, mais surtout sur les quatre ou cinq du milieu, entre le vent, les vagues, les courants, les tankers, les porte-conteneurs, il avale tout parce qu’il est gourmand, il attire, il a sous ses pieds des cimetières marin toujours recommencés, il te dit de venir et en même temps il t’engloutit, on dirait qu’il a ça dans le sang, il suce le sang, il dévore les humains, il aime mentir, montrer ses atours comme une belle fille, faire miroiter toutes les promesses du monde, avec une surface brillante comme du velours où le soleil vient se refléter, tes rêves aussi, alors que tout cela va s’enfoncer dans l’eau et toi avec, voilà pourquoi le détroit est traître et méchant, il nous mange alors qu’on veut tout lui donner, notre énergie, notre force, nos idéaux, oui, c’est un peu méchant d’être comme ça avec des voyageurs tranquilles qui ne veulent que chercher le bonheur.

Tandis que le jour décline doucement, que les murailles se parent de toutes les nuances de l’ocre, défiant un peu plus d’éventuels envahisseurs, mais hostiles aussi à ceux qui désireraient les quitter, comme si elles voulaient à tout prix retenir ses hôtes, Adonis se rend sur la terrasse d’une maison voisine afin de mieux observer le détroit qui le nargue, avec de l’autre côté les rêves de toutes les Amériques. Il hésite encore pour le prochain essai, la grande traversée comme il dit, et il ne sait s’il s’agira du détroit, périlleux et cher, ou les murs de fer des enclaves espagnoles, périlleuses et moins chères, « dans tous les cas tu meurs beaucoup, mais tu dépenses plus ou moins ». A l’instar du trait de Balzac dans La Peau de chagrin, « il y a toute une vie dans une heure d’amour », il y a sans doute toute une vie dans quelques heures de traversée, du détroit ou de l’Achéron, de l’enfer ou de la rédemption.

Alors qu’un cargo pénètre dans le détroit, en provenance de l’Atlantique, longeant les côtes espagnoles, au lointain illuminé par le soleil couchant, et qu’un porte-conteneurs immense comme une montagne mouvante fuit la Méditerranée pour affronter le grand, très grand large, Adonis mesure davantage le danger à affronter ce passage-là de frontières. Avant, les migrants pouvaient compter se glisser dans le port de Tanger, tenter leur chance sous les essieux des camions, se blottir dans une cargaison, mais ce jeu est désormais impossible, ils ont tout cadenassé, oui, les policiers, les douaniers, les chauffeurs routiers, ils sont tous de mèche, et plus efficaces que la Guardia Civil espagnole, ils doivent toucher un pécule à la fin du mois, et c’est pour ça que les plus riches d’entre nous se livrent à un grand détour par la Libye ou l’Egypte et même la Turquie pour aller vers l’eldorado. Nous, on n’a pas les moyens, alors on reste ici, on navigue entre Tanger, ses forêts , et les monts près de Ceuta et Melilla, la jungle, là où on n’aime pas se rendre, trop de dangers, trop de tueurs, tu peux te faire poignarder par une autre tribu, oui, les Nigérians ou les Sierra-Léonais, parfois on s’entend, mais souvent on ne s’aime pas entre nous, et puis les pires ce sont les rodeurs marocains, ceux qui attaquent la nuit, qui nous rackettent avec des bâtons et des machettes, parfois des sortes de haches et nous, on ne peut rien faire, on ne peut pas porter plainte car ici nous ne sommes rien, rien que de la misère, rien que de la poussière, rien que du décor, rien que des ombres qui patientent avant de disparaître, pour le bonheur du détroit, pour peupler les tombeaux des grandes profondeurs, taquiner les sirènes et nous enfoncer dans la mer, à jamais.

Une tribune inter-associative dans « Le Monde »

A la suite des deux naufrages qui ont causé au total 22 morts dans la Manche, une tribune inter associative est parue dans « le Monde » du soir du 16 septembre 2024.

Elle est signée par plusieurs associations qui interviennent sur notre littoral, dont Salam.

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