Un article du « Monde »
Frontière naturelle entre la Turquie et la Grèce, le fleuve Evros a vu passer 13 784 migrants ou demandeurs d’asile entre janvier de septembre 2018, contre 5 400 en 2017.
Par Marie Jégo Publié aujourd’hui à 16h57
Des enfants migrants jouent avec le bouclier d’un policier, à Idomeni, en Grèce, le 23 mars 2016. DARKO VOJINOVIC / AP
Devenu l’une des principales portes d’entrée vers l’Europe, le fleuve Evros a vu passer 13 784 migrants et demandeurs d’asile en route de la Turquie vers la Grèce entre janvier et septembre 2018, selon l’Office international des migrations. Quelque 5 400 passages avaient été enregistrés dans la même région et à la même époque l’année dernière. Il s’agit en majorité d’Afghans, de Pakistanais, d’Irakiens, d’Algériens, de Somaliens et de Yéménites, mais aussi de Turcs fuyant la répression qui fait rage dans leur pays.
Débordés par cet afflux, les policiers et les gardes-frontières grecs ont tendance à les refouler avec une grande brutalité, selon les constatations faites par plusieurs ONG. Dans un rapport publié le 12 décembre, trois ONG grecques, le Conseil grec des réfugiés, ARSIS et Human Rights360, dénoncent « une pratique extensive des refoulements » de migrants depuis la Grèce vers la Turquie.
Les récits cités dans le rapport concordent. Les témoins racontent comment, avant d’avoir été réembarqués de force à bord de canots pneumatiques vers la Turquie, ils ont le plus souvent été maltraités, battus et parfois même dépouillés de leurs maigres économies, de leurs chaussures et de leurs téléphones portables. Les abus décrits sont l’œuvre d’individus portant des uniformes militaires ou policiers, dont certains sont encagoulés.
Un jeune Afghan, qui dit avoir atteint la rive grecque du fleuve Evros le 24 juillet 2018, se souvient :
« J’avais 50 euros dans mon sac. Ils n’y étaient plus lorsqu’ils me l’ont rendu. C’était le cas aussi pour les autres personnes de mon groupe. Ils ont pris également nos téléphones portables et nos chaussures. (…) Ceux qui nous ont arrêtés avaient des uniformes pareils à ceux des militaires, mais je ne sais pas s’il s’agissait de soldats. Ils nous ont fait monter à bord d’un bateau pneumatique. (…) Nous avons marché pendant trois heures pieds nus, puis des villageois turcs nous ont vus et ils ont appelé la police »,
Violences et destruction des biens
Human Rights Watch (HRW) déplore également la pratique des refoulements illégaux dans un rapport publié le 18 décembre. Selon l’ONG, les gardes-frontières et les policiers grecs usent parfois de violence envers les migrants et confisquent ou détruisent leurs maigres biens. « Des individus n’ayant commis aucun crime sont ainsi détenus, battus et expulsés de Grèce sans aucun égard pour leurs droits ni pour leur sécurité », a regretté Todor Gardos, chercheur pour HRW, lors de la parution du rapport.
« Le plus souvent, ils sont en mauvais état, hagards, pieds nus, affamés. Nous voudrions bien les aider, mais c’est illégal », Erdogan Adal, chef de l’administration du village d’Akcadam
Les villageois turcs qui vivent le long du fleuve Evros sont les premiers témoins de ces retours forcés. « On les retrouve régulièrement dans nos champs. Ça nous fait pitié de voir ça car, le plus souvent, ils sont en mauvais état, hagards, pieds nus, affamés. Nous voudrions bien les aider, mais c’est illégal. Je dois pour ma part alerter les gendarmes qui viennent les chercher pour les ramener au centre de rétention d’Edirne », explique Erdogan Adal, joint par téléphone, le chef de l’administration du village d’Akcadam, situé à 3 kilomètres du fleuve.
Non loin de là, jeudi 6 décembre, des agriculteurs du village de Kiremitçisalih ont retrouvé dans leurs champs un groupe de réfugiés clandestins yeménites et pakistanais à moitié nus et grelottant de froid, leurs corps marqués de traces de coups. Eux aussi avaient été refoulés par des policiers grecs.
Quelques jours plus tôt, les dépouilles de trois migrants morts de froid avaient été retrouvées dans la même région. L’une d’entre elles a pu être identifiée, il s’agissait de celle d’un jeune migrant afghan. Son identité a été établie par l’un de ses compagnons de voyage interpellé non loin du fleuve par la police turque.
Ce dernier, Jamaluddin Malangi, 29 ans, a raconté aux policiers turcs comment, avec plusieurs compatriotes, ils avaient traversé quelques jours plus tôt le fleuve Evros sur des canots pneumatiques. Une fois débarqués côté grec, ils ont été interpellés par des officiers grecs qui les ont immédiatement renvoyés vers la Turquie.
Marie Jégo (Istanbul, correspondante.)