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POUR LES MIGRANTS ET LES PAYS EN DIFFICULTÉ

Un entretien avec Carolina Kobelinsky

« Nommer les migrants morts veut dire les respecter, les prendre comme des égaux »

Un article paru dans L’Humanité du 21 mai 2024

Dans Relier les rives (la Découverte), l’anthropologue témoigne avec son collègue Filippo Furri de leur suivi d’une équipe de bénévoles à Catane, en Sicile, qui travaillent à identifier les migrants décédés en Méditerranée, palliant ainsi la défaillance des États et de l’Europe.

Travailler à l’identification des corps inconnus qui arrivent sur les côtes européennes ne figure dans aucune réglementation, que ce soit au niveau national ou au niveau européen.

©Carole Lozano Editions La Découverte

Carolina Kobelinsky est anthropologue, chargée de recherche au CNRS, rattachée au laboratoire d’ethnologie Lesc à l’université Paris Nanterre. La chercheuse travaille depuis une vingtaine d’années sur les questions de migration (à Melilla ville autonome d’Espagne, à Catane en Sicile) avec un intérêt particulier quant aux effets des politiques migratoires sur le quotidien des personnes qui en sont la cible. Étudiante, elle a été bénévole au sein d’une équipe médico-légale travaillant sur les disparus pendant la dictature argentine.

Le phénomène de migration est ancien, mais depuis quand s’occupe-t-on des morts ?

Les premiers morts aux frontières datent de la fin des années 1980, au moment où l’Union européenne est en train de bâtir ses frontières en mettant en place les accords de Schengen. À partir de ce moment, des collectifs, des activistes tentent de rendre visible cette réalité-là par le comptage. En même temps, des habitants des lieux frontières se mobilisent pour rendre hommage aux morts.

Les autorités publiques, le plus souvent locales, s’occupent d’inhumer les restes, mais l’identification n’est l’affaire d’aucune institution. Travailler à l’identification des corps inconnus qui arrivent sur les côtes européennes ne figure dans aucune réglementation, que ce soit au niveau national ou au niveau européen.

À Catane, en Sicile, une équipe très restreinte de bénévoles a décidé de s’en occuper en retrouvant le nom de ces personnes décédées. C’est ce que vous racontez dans votre livre Relier les rives.

L’ouvrage porte sur une initiative très particulière, et unique, dans la mesure où ce sont des habitants et des habitantes déjà engagés dans une démarche bénévole à travers la Croix-Rouge locale qui ont réussi à établir une coopération pérenne, une forme de travail conjoint avec les institutions publiques locales : celles qui dépendent de la municipalité, mais aussi la police scientifique, la police judiciaire, le parquet, etc. Ils ont monté une base de données permettant de réunir les informations, dispersées dans les différents bureaux, concernant les corps enterrés dans le carré attribué aux morts en Méditerranée dans le cimetière municipal.

Depuis quand existe ce carré dédié aux migrants ?

En 2014, Catane a été désigné pour la première fois port d’arrivée, dans le cadre d’opérations Search and Rescue (recherche et sauvetage) en Méditerranée centrale. Le 14 mai, un bateau débarque 17 morts. Le maire de l’époque décide de rendre un hommage à ces victimes et de leur bâtir un monument au sein du cimetière. Presque un an plus tard, le 18 avril 2015, a lieu l’un des naufrages les plus meurtriers en Méditerranée.

De nombreux corps vont être débarqués dans plusieurs ports différents, mais le parquet de Catane demande qu’ils soient gardés dans un même espace autant que possible. En octobre 2013, après le naufrage de Lampedusa, des corps avaient été éparpillés dans différents cimetières et cela rendait le travail très difficile. Là, la mairie de Catane a décidé d’attribuer un espace conséquent pour les morts du naufrage du 18 avril 2015.

Les premiers corps y sont inhumés. Cet espace va devenir le « carré migrants », où seront enterrées par la suite des centaines de personnes décédées au cours de la traversée. Il est situé dans le grand cimetière de la ville, où tous les Catanais ont un proche enterré. Celles et ceux qui arrivent à décrypter ces sépultures de migrants, des plaques noires à côté de petits monticules de terre, sans noms, juste celui d’un bateau et des dates, déposent une trace de leur passage, des fleurs, de petites images, presque des ex-voto. En 2018, les autorités du cimetière ont estimé qu’il était rempli.

Qu’est-ce qui constitue l’originalité du projet de cette « squadra » que vous avez étudiée ?

L’une des originalités, c’est qu’ils ont réussi à travailler avec toutes les autorités publiques locales confondues. Il existe de très nombreuses initiatives dans les villes frontières. Des collectifs associatifs se mobilisent, il y a tout un réseau plus ou moins informel qui s’active pour tenter d’identifier les corps, de contacter les familles.

Là, le pari c’est qu’il est possible de mobiliser les informations détenues dans les documents officiels de l’état civil, du cimetière, de la police scientifique, de la police judiciaire. En rassemblant et en étudiant ensemble tous ces petits bouts d’information sur un corps, il est peut-être possible de trouver des pistes qui pourraient conduire à un nom, pour ensuite contacter une famille. Pour les personnes migrantes, l’annonce aux familles est fondamentale. Pouvoir dire aux familles que votre fils ou votre sœur ou votre cousin est décédé dans telles conditions, à tel endroit, que le corps est là.

Malgré la politique antimigratoire italienne et la criminalisation de la solidarité, comment expliquez-vous l’engouement pour un tel projet à Catane ?

Le projet a commencé à un moment où le maire de Catane, appartenant au Parti démocrate (centre), était sur la fin de son mandat et avait un discours d’hospitalité. Par ailleurs, la Croix-Rouge à Catane est très présente : des interlocuteurs nous ont dit que près de 10 % de la population y a été bénévole à un moment. Cette configuration la rend très légitime. Concrètement, quand les membres de l’équipe de la Croix-Rouge commencent à discuter avec les différentes institutions, tous les agents trouvent que c’est une bonne idée.

Cela fait preuve d’humanité, mais surtout tout le monde sait que travailler à l’identification n’est de la compétence d’aucune institution. Pour certains interlocuteurs professionnels, il s’agit presque de continuer le travail un peu commencé. Tout le monde a accueilli ce projet les bras ouverts. Certains vont s’engager davantage en mettant à disposition leur savoir-faire.

Personne n’a de compétences particulières ni ne connaît bien les méandres bureaucratiques. Tout cela ramène la petite équipe à rendre visite plusieurs fois aux employés des différentes institutions pour obtenir des informations, pour comprendre comment celles-ci ont été recueillies, saisir le vocabulaire des procès-verbaux… Ces rencontres régulières vont lier ces personnes et les pousser à côtoyer, au même moment, des documents qui disent quelque chose sur ces morts. Les morts acquièrent une épaisseur au fur et à mesure que la base de données se met place. Toutes ces personnes commencent à tisser des liens avec ces morts.

Nommer ces morts revêt quelle importance ?

Ça dépend à qui on pose la question. Pour les personnes qui s’engagent dans ce projet, nommer veut dire respecter les morts, les considérer comme des égaux. Ça veut dire aussi contribuer à un autre récit sur les traversées et les migrations, un récit qui se fait à la première personne. Cette histoire individuelle va lier la personne qui a échoué dans la traversée à une famille et à un environnement social plus large.

Nommer, c’est pour certains permettre de connaître et de savoir. Pour d’autres personnes engagées dans ce projet, identifier permet aux familles de faire le deuil de la mort d’un être cher. Au fur et à mesure que le projet a avancé, qu’une identification a été réalisée, l’équipe a compris qu’identifier permettait de contacter la famille et que celle-ci pouvait alors obtenir un acte de décès.

« Pour toutes les personnes auprès de qui nous avons travaillé, se lier à ces morts est quelque chose d’inattendu »

C’est important pour faire le deuil, mais aussi pour ouvrir des droits fonciers, de regroupement familial, d’héritage… Là aussi ça a été tout un chemin à parcourir pour comprendre comment on obtenait une rectification d’un acte de décès qui, au départ, l’était pour une personne inconnue. Cela prend du temps d’arriver à comprendre comment se met en place tout un processus bureaucratique pour pouvoir reproduire ce travail ailleurs.

Dans votre livre, vous évoquez « une transformation à côtoyer des morts », pouvez-vous nous l’expliquer ?

C’est quelque chose à laquelle nous ne nous attendions absolument pas. Filippo Furri et moi étions au début de l’élaboration de cette base de données. Nous voulions voir comment travaillait ce groupe de bénévoles et comprendre quels étaient les itinéraires des corps morts. Mais, dans ce travail, nous nous sommes vite rendu compte que d’autres choses surgissaient ou se réactivaient, notamment pour les personnes qui avaient déjà eu un contact avec ces morts, comme les employés des pompes funèbres ou de l’état civil.

Tous étaient au premier rang, actifs au moment où les corps avaient débarqué. Ce projet s’est mis en place et tous les souvenirs de chaque débarquement, du traitement de chacun des corps sont remontés à la surface. Peu à peu, nous avons vu émerger des liens de proximité avec ces morts. « Nous les ramenons à la maison », nous a confié l’un des employés des pompes funèbres municipales. Les morts ne font pas seulement partie de leur travail, mais ils en parlent à la maison, au cours des repas. Ils vont leur rendre visite au cimetière. Ils en rêvent, font des cauchemars. Ces personnes sont habitées par les morts, de façon différente et à des degrés divers.

Ils ont établi des liens très proches avec ces morts dans leur globalité, mais aussi de façon individuelle avec certains qui les ont plus marqués. Les personnels des pompes funèbres se souviennent avoir gardé un pendentif et l’avoir déposé sur le corps pendant l’enterrement alors que c’était interdit. On va prénommer « la femme à l’étoile » une personne dont on connaît seulement le tatouage d’étoile dans le creux du pouce de la main gauche. Ces seules informations dont ils disposent vont devenir le déclencheur d’une forme d’imagination de ce qu’ont pu être ces personnes lorsqu’elles étaient en vie.

Dans ce travail d’imagination, une proximité se met en place, qui octroie une place à ces morts au sein de la vie de ces vivants, qui ne les connaissaient pas avant. Pour toutes les personnes auprès de qui nous avons travaillé, se lier à ces morts est quelque chose d’inattendu. Il ne s’agit pas d’une relation qu’on va nommer. Pour Filippo et moi, beaucoup d’éléments nous font penser à des formes de parenté fictive, voire d’adoption. Mais ce n’est pas du tout la grammaire employée par nos interlocuteurs. Mais tous parlent d’une « relation transformatrice ».

En quoi ce travail a-t-il changé totalement ces personnes ?

Le politique s’est articulé à l’intime. Tous disent que leur vie n’est plus la même. Leur rapport aux personnes migrantes n’est plus le même. Parmi les bénévoles et les agents des différentes institutions qui ont travaillé dans le cadre de ce projet, beaucoup n’avaient pas un profil d’activiste. Mais leur représentation de la migration a changé. Une employée de l’état civil nous a même dit : « Pour moi, la mer n’est plus la même, sa couleur a changé. » La transformation implique aussi le paysage, l’environnement. Probablement parce que le rapport à la mort est réfléchi dans d’autres termes. Le rapport à l’altérité est pensé autrement.

Comment lutter contre l’érosion de l’affect ?

Il est certain que nous sommes dans une période où les naufrages, les disparitions et les morts aux frontières de l’Europe sont fréquents. Chaque fois, les informations circulent, mais elles ne produisent que peu de réactions. Il existe des exceptions ponctuelles qui poussent à l’action de façon individuelle, collective ou politique, mais, globalement parlant, les informations qui se succèdent ont un effet anesthésiant. Le fait de se voir exposé continuellement au malheur peut avoir un effet d’érosion, on peut dire, en reprenant Didier Fassin, que l’émotion s’émousse.

C’est ce qui me semble être le cas pour les morts et les disparitions en mer. Pour contrer cette indifférence générale, il s’agirait de mettre en avant la dimension expérientielle, de partager le fait qu’il s’agit de vies, d’histoires traversées par la mort et la disparition. Ensemble, toutes ces histoires permettront peut-être de proposer un autre récit pour contrebalancer cette anesthésie, et une autre lecture que celle des discours politiques hégémoniques évoquant la nécessité de la fermeture, de la sécurisation des mers.