A Calais, sur la route des passeurs kurdes...

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A Calais, sur la route des passeurs kurdes...

28 juin 2019 -

A Calais, sur la route des passeurs kurdes
Par Elisa Perrigueur

"LE MONDE" : Publié le 18 juin 2019.

« Le Monde » a pu suivre le travail de la brigade mobile de recherche, surveillant des réseaux de plus en plus structurés qui font passer des réfugiés en Grande-Bretagne pour 4 600 euros par personne.

Il est 20 heures. L’obscurité a tout submergé entre Calais (Pas-de-Calais) et Dunkerque (Nord), des plaines hérissées de pylônes électriques jusqu’à la mer couleur plomb.
Aux abords de l’autoroute A16, qui épouse la courbe du littorfal, vingt-huit Kurdes d’Irak grelottent, sacs sur le dos, cachés sur les bas-côtés, derrière la bande d’arrêt d’urgence. Il y a là des femmes, des adolescents, un père serrant son bébé contre sa poitrine… Tous rêvent de rejoindre le Royaume-Uni. Deux fourgonnettes hors d’âge s’arrêtent à leur hauteur, feux de détresse allumés. Des hommes en descendent qui les pressent de monter à bord, puis reprennent vite la route, filant bientôt plein sud sur une départementale déserte.
Six policiers en civil, répartis en deux voitures banalisées, ont observé à distance ces escales furtives. Voilà trois semaines que leur service, la brigade mobile de recherche (BMR), une unité de la police aux frontières (PAF), piste ces fourgonnettes grâce à la géolocalisation des téléphones des conducteurs.
Les enquêteurs roulent maintenant à tombeau ouvert pour suivre ceux qu’ils pensent être des trafiquants kurdes : au moins deux chauffeurs et quatre passeurs, mêlés aux passagers. Les policiers ont appris à vivre au rythme de ces suspects, à reconnaître leur démarche, leurs vêtements, « souvent les mêmes », d’après le brigadier-chef William, directeur de l’enquête.
Tout a son importance dans cette surveillance, le moindre détail peut aider à établir la régularité d’un trafic avant d’identifier formellement les passeurs. Les policiers savent déjà qu’ils transportent en moyenne vingt à vingt-cinq « clients » cinq soirs sur sept – des migrants parmi les centaines de Kurdes qui campent dans les bois de Grande-Synthe (Nord).
Le premier objectif de ces trafiquants, dès qu’ils ont embarqué des passagers, est de trouver des camions en partance vers les îles britanniques. Une fois ces véhicules repérés, ils essaieront, à l’insu des routiers, de les dissimuler dans les cargaisons. Coût du voyage : 4 600 euros par personne.

La guerre des parkings
Cette nuit, comme tant d’autres auparavant, les membres du réseau foncent en direction de la Seine-Maritime, à plus de 150 kilomètres de Calais. Ils rejoignent leurs « territoires » : trois parkings de poids lourds où ils ont leurs habitudes.
Dans le nord et l’ouest de la France, bien des groupes de passeurs s’autoproclament ainsi maîtres de certaines aires d’autoroute le long de l’A16, de l’A26 ou de l’A28… Contrôler un parking, écarter toute concurrence et avoir le choix des camions pour cacher les « clients » kurdes, mais aussi iraniens, afghans ou érythréens, c’est s’assurer des fortunes. « Cette frontière est la plus difficile à franchir en Europe, les contrôles sont nombreux. Les passeurs sont notre seule option », justifie Barzan, un migrant kurde qui a atteint Liverpool dans un camion chargé de caisses de shampoing.
Les Albanais avaient montré la voie dès la fin des années 1990, en organisant les premières traversées clandestines de réfugiés kosovars
Les Albanais avaient montré la voie dès la fin des années 1990, en organisant les premières traversées clandestines de réfugiés kosovars. Dans la foulée sont arrivés les trafiquants du Kurdistan. Parmi eux, Wrya (les prénoms ont été modifiés), un ancien passeur désormais installé loin de Calais. « Ça se savait qu’on se faisait beaucoup d’argent ici, se souvient-il. Avec des potes, on s’inspirait des Albanais. Ils avaient des parkings. Nous les avons tous repris. »
La passation des pouvoirs ne s’est pas faite dans la douceur. Dans les années 2000, les affrontements nocturnes étaient légion. Aujourd’hui encore, selon la BMR, cette « guerre des parkings » perdure, et la carte des territoires se redessine en permanence.
Les Albanais, qui se tiennent désormais pour la plupart en retrait de ces aires, ont développé des passages dits « garantis ». Avec la complicité de certains routiers, rémunérés à hauteur de 10 000 euros, ils aménagent des caches dans les cargaisons.
Conséquence : ce sont surtout les jeunes Kurdes d’Irak, originaires de villes comme Chamchamal, Souleimaniyé, Halabja, Rania ou Erbil, qui se disputent, parfois au 9 mm, le contrôle des territoires. Les autorités préfectorales ont eu beau fermer plusieurs aires d’autoroute, ces dernières années, les réseaux se sont adaptés, en poussant leurs recherches de camions loin en amont, jusqu’au Mans, à Rouen ou même en Belgique…

Dans le bon camion
Le milieu a ses règles, ses usages, à commencer par le paiement en cash du carburant. Toute transaction doit être intraçable. C’est aussi la logique du moyen de paiement informel, la hawala, utilisé pour encaisser l’argent des migrants. Des complices, baptisés les « banquiers », postés souvent en Irak ou au Royaume-Uni, réceptionnent par avance le montant de la prestation en liquide. Ils se portent garants auprès des passeurs, le temps du trajet. L’argent n’est débloqué qu’une fois les « voyageurs » à destination. Les autorités françaises ne savent pas où finit ce pactole. Certains soirs, les trafiquants que poursuit la BMR peuvent empocher jusqu’à 115 000 euros.
Cette nuit, leurs fourgons déposent les passagers en rase campagne, sur un parking où sont stationnées des dizaines de poids lourds. La petite troupe court se confondre avec les arbres nus, dans une odeur de terre et d’essence.
Les passeurs, eux, doivent trouver des camions où les cacher. De loin, on distingue un homme qui porte une échelle. Elle servira, si besoin, à monter dans les camions-citernes où ils pourront se dissimuler. Pour conduire discrètement leur clientèle outre-Manche, « certains n’ont aucune limite : donner des somnifères aux bébés, distribuer des tubas pour duper les contrôles de CO2… », lâche l’un des enquêteurs. Figé derrière des buissons, il se concentre, comme ses collègues, sur quatre types masqués. « Probablement les passeurs, murmure William. Il faut faire la différence avec les migrants, qui sont leurs victimes. »

Les routiers, en plein sommeil dans leurs cabines, ignorent que trois « éclaireurs » du groupe de trafiquants rôdent alentour. Les poids lourds français et belges sont éliminés d’office, on n’est jamais sûr qu’ils aillent en Grande-Bretagne. Les véhicules britanniques sont les plus prisés, avec ceux d’Europe de l’Est.
Cette fois, les passeurs s’attardent sur un camion tôlé, entouré d’un câble, immatriculé au Royaume-Uni. Leur technique : sectionner le câble à la pince, vérifier le bon de destination, charger trois adultes et trois enfants, refermer et rafistoler le câble à la cire. Une opération bientôt répétée sur un autre poids lourd.

Les Kurdes se « professionnalisent »
La BMR ayant communiqué les immatriculations des deux camions en question, ceux-ci sont interceptés à l’aube au port de Calais. A bord, vingt-quatre Kurdes transis. Des agents de la PAF en interrogent certains. Aucun ne livre de détails, par peur des représailles. Tous seront bientôt libérés, sans autre choix que de retourner à Grande-Synthe. Les enquêteurs, eux, se retrouvent à l’hôtel de police de Coquelles (Pas-de-Calais), où l’on entend sans cesse des interrogatoires en afghan, en albanais…
Quelques semaines après cette filature, Nicolas, le second directeur de l’enquête, peste : les meneurs restent masqués, seuls les chauffeurs, Sirwan et Hawara, ont été identifiés. Le premier est parti se « mettre au vert » à l’étranger ; les policiers attendront son retour pour l’arrêter. Il a déjà un suppléant connu, un compatriote prénommé Zirek, qui s’est distingué en abandonnant l’un des fourgons à l’issue d’une course-poursuite avec des gendarmes…

Comme eux, des dizaines de passeurs kurdes ou albanais semblent indétrônables. Dans certains secteurs, ils sont imités par quelques ressortissants afghans ou roumains. L’ensemble compose un système dont l’ampleur est difficile à chiffrer. Une certitude, tout de même : plus les contrôles frontaliers s’intensifient, plus les tarifs flambent. « A chaque fois ou presque, les passeurs réussissent ces traversées, on ne peut pas tout vérifier », admet un brigadier. Pour la seule année de 2018, les trente-quatre fonctionnaires de cette BMR, qui couvre les cinq départements des Hauts-de France, disent avoir démantelé vingt-six filières. Mais d’autres ont pris la relève… En 2019, la BMR en a déjà démembré dix-sept.
D’après William, le responsable de l’enquête, les jeunes Kurdes se « professionnalisent ». Par crainte des écoutes téléphoniques, ils échangent en priorité par l’intermédiaire des applications WhatsApp et Viber ou Facebook. Ceux qui sont interpellés récidivent presque tous à leur sortie de prison et briefent aussitôt leurs complices sur les techniques policières. « Devenir passeur ne se fait pas comme ça, résume Ako, un interprète qui assiste la police et maîtrise les codes du milieu. Il faut des connexions : un frère, un cousin… La majorité sont des anciens peshmergas. Beaucoup se font prendre pour des conneries : ils flambent dans les casinos ou achètent des voitures. Si un groupe voit qu’un autre devient meilleur, il va chercher des troupes en Irak ou en France. »

« Moi-même, je voulais traverser »
Sirwan, le chauffeur parti se mettre au vert à l’étranger, a finalement été arrêté quelques mois plus tard, par hasard, par leurs collègues de la brigade anticriminalité (BAC). Les deux autres, Hawara et Zirek, ont été interpellés peu après. Loin de l’image de caïds trompe-la-mort, ils assurent être eux-mêmes des réfugiés en transit. Arrivés à l’automne 2018, ils ont laissé derrière eux leurs parents pour essayer de se rendre à Londres et d’y trouver du travail.
Sirwan a 20 ans et un regard sombre. Tout en répondant aux questions des policiers de la BMR, il contemple les affiches de la série policière Braquo et les cartes routières punaisées au mur. Il sourit, fasciné de découvrir l’univers de ceux qui le traquent. Il fixe William et « assume » : oui, il se reconnaît sur les images de vidéosurveillance ; oui, il conduisait, mais il n’a « jamais » fait monter personne. « Je ne suis pas un passeur, ajoute-t-il. Moi-même, je voulais traverser. »

Sirwan raconte avoir lui-même payé 4 600 euros en Irak pour rallier la Grande-Bretagne. Mais, à son arrivée en France, ses passeurs lui ont proposé un deal. « Je devais travailler un mois et passer gratuitement. » Alors, il a repris son argent et suivi la consigne : « Dès que tu vois la police, tu traces. » A l’entendre, les passeurs ne l’ont plus laissé partir car il conduit bien et n’a pas peur. Sauf de ses boss, qui ne le paient, jure-t-il, qu’« en cigarettes et en nourriture ». « Jamais je ne te donnerai leurs noms, dit-il au policier. J’ai peur pour mes proches et ma vie. Les passeurs sont nombreux, ils ne craignent personne. » A l’issue des auditions, la BMR ignore toujours l’identité des cadres du réseau. William l’admet : à l’image de Sirwan, les chauffeurs ne sont que des « secondes mains ». Du strict point de vue statistique, leur arrestation sera considérée comme un nouveau « démantèlement de filière ».
Après un mois de détention, Sirwan a été condamné à deux ans de prison ferme pour « aide à l’entrée, à la circulation ou au séjour irréguliers d’étrangers en bande organisée ». Pour les mêmes faits, Hawara et Zirek ont été condamnés à dix-huit mois de détention. Les trois hommes ont écopé d’une interdiction de territoire. Tous ont fait appel. En attendant, leurs chefs invisibles les ont vite remplacés et continuent de s’enrichir.
Difficile, pour William et son équipe, de les coincer et de s’adapter à l’évolution des techniques : la multiplication des passages clandestins en bateau les oblige de plus en plus à troquer les planques sur les parkings pour les filatures le long des rivages…

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