ADOLESCENTS CLANDESTINS : L'ERRANCE DE L'ESPOIR

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ADOLESCENTS CLANDESTINS : L’ERRANCE DE L’ESPOIR

22 avril 2012 - Paris Match

Ils sont afghans, africains, asiatiques, ils ont entre 13 et 17 ans. Livrés à eux-mêmes dans la capitale et en Ile-de-France, ces gamins affrontent la faim, le froid, la solitude, la violence, le déracinement. L’Aide sociale à l’enfance est débordée et dépassée. Pourtant, dès que ces enfants vont à l’école, ils font des merveilles… et pourraient apporter beaucoup à notre pays. Enquête au cœur d’une détresse qui n’est pas – encore – désespérée.

« Moi aussi, madame, j’aime nager. En Grèce, j’ai nagé. Le bateau s’est renversé et j’ai beaucoup, beaucoup nagé. » Surprise, Monique, son enseignante de français, se tourne vers lui. A la vision des bateaux chargés d’immigrés chavirant en Méditerranée, des corps que l’on repêche se superpose l’image de Maahir*, 17 ans, si chétif, si jeune, nageant, nageant pour survivre. Surtout ne pas brusquer ces enfants, ne pas les obliger à se raconter. C’est la consigne donnée à la Maison du jeune réfugié à Paris. Gérée par l’association France Terre d’asile, elle est l’une des rares structures à accueillir dans la journée des mineurs étrangers pour des cours de français. Ils sont quatre-vingts, répartis en quatre classes selon leur niveau. Tous ont une histoire compliquée. « Certains ont été violés, ont côtoyé la mort, ont dû être violents pour survivre », rappelle la psychiatre Marie-Rose Moro.

La nuit, Aarif, 16 ans, crie. « J’ai quitté l’Afghanistan à 15 ans. Pendant l’année de mon voyage, j’étais trop mal. J’ai passé des jours sans manger. Et beaucoup d’autres choses m’inquiétaient, dont je ne peux pas parler. Quand j’essaie de me souvenir, cela me donne mal à la tête. » Aarif pleure. Il dit : « J’ai besoin de ma famille. C’est dur de vivre tout seul. C’est le plus dur. » Son compatriote, Majeed, a 16 ans. Les cheveux coiffés avec du gel, le regard rieur, les pieds chaussés de tennis à la mode, rien, sauf son accent, ne le différencie d’un adolescent français. Et pourtant. A cause des talibans, il s’est enfui, à 12 ans, avec sa famille en Iran où, dit-il, nous ­vivions sous la menace de l’expulsion. » Grâce aux économies de sa famille et à une importante dette contractée auprès de passeurs, il a pris une nouvelle fois la route de l’exode. Il déroule mécaniquement ce périple, cette année et demie à cheminer entre le désespoir, la peur et la solitude. « Pour passer en Turquie, on m’a mis dans un camion. Les contrôles sont nombreux. Parfois, la police ouvre le feu. Il faisait très chaud. Pendant quarante-huit heures, je n’avais rien à manger, rien à boire. Je n’arrivais pas à respirer. Nous étions entassés. J’ai senti que j’étais mort. En Grèce, sans argent pour payer les passeurs, j’ai passé un an à essayer de travailler, à dormir dans les parcs. Là-bas, c’est la jungle. Plusieurs fois, je me suis caché dans un camion pour l’Italie, mais les policiers m’ont découvert. Une fois, ils m’ont mis en prison. Ils m’ont beaucoup battu. » Sa famille est restée en Iran. « Ce n’est pas un voyage pour les femmes. » Quand il est parti, Majeed avait 14 ans.

La famille de Sidibé, un Malien de 15 ans, a payé, croit-il, « 2 millions de francs CFA » (environ 3 000 euros) pour son voyage : un bateau surchargé jusqu’à l’Espagne, puis la France par la route. Certains ont connu des parcours moins violents. Saïf, 16 ans, est originaire du Bangladesh. Accompagné « d’une personne », dit-il, il a pris un avion jusqu’en Inde, puis un second pour l’Italie, et enfin un train pour Paris. Là, « la personne » l’a déposé devant le siège de l’Aide sociale à l’enfance (Ase) avant de partir, emportant, dit-il, « son visa et son passeport ». Il ne l’a plus revue. Pour lui, c’est en France que le chemin est devenu difficile.

CERTAINS PERDENT LA VIE, D’AUTRES SE FONT VIOLER
EN ALLANT CHEZ DES GENS, PENSANT DORMIR AU CHAUD

Place du Colonel-Fabien à Paris. Peu avant 19 heures, des jeunes, dont beaucoup d’Afghans, arrivent. Ce soir, vingt-cinq dormiront sur un matelas à même le sol, dans un local prêté par l’Armée du salut. Tous n’auront pas ce privilège. « C’est un cauchemar, dit Marhavash, en charge de cette maraude de France Terre d’asile. Un véritable cauchemar. Aujourd’hui, ils ne sont que trente. Cinq resteront dehors. Certains perdent la vie, d’autres se font violer en allant chez des gens, pensant dormir au chaud. Et regardez ces passeurs qui attendent comme des mouches. Une vraie mafia. En deux ans, j’ai vu cinq mille enfants, dont des petits de 12 ou 13 ans. Les voir tous alignés, c’est très violent. » Marhavash est une photographe et auteure de documentaires iranienne, exilée en France par la révolution, et qui, quatre fois par semaine, trouve le courage de faire ce tri. Certains tiennent contre eux un sac en plastique avec quelques affaires, d’autres un peu de nourriture. La plupart ont les mains vides. Ils se mettent en demi-cercle et attendent, le regard implorant. Marhavash avance, tendue : « Toi, tu viens, toi aussi, toi aussi… » « S’il vous plaît, madame, ne me laissez pas dormir dehors », supplie Saïf.

Ce soir, il dormira au chaud. Quelques heures de répit. Saïf est arrivé à Paris en août 2010. « Je n’avais plus rien. Je mangeais ce qu’on me donnait. J’avais froid, je ne savais pas où aller. Parfois, j’étais malade, je tombais dans la rue. » A plusieurs reprises, il s’est rendu à l’Aide sociale à l’enfance. « On me disait : “Reviens demain…” » Au bout de six semaines entre les parcs, le local de l’Armée du salut… l’Ase l’a pris en charge. Sept mois à l’hôtel, dont quatre à suivre des cours de français. Une parenthèse apaisée, grâce à l’école, au foot, à la bibliothèque où il écoute les musiques de son pays. L’Ase ayant contesté sa minorité, il passe un test osseux, dont les résultats sont pourtant peu fiables. Il est déclaré majeur. « On m’a remis à la rue, dit-il. J’ai dû arrêter l’école. » En ces temps de disette budgétaire, la question de la minorité est devenue l’enjeu principal pour les services sociaux. Majeur, le jeune n’est plus de leur ressort.

France Terre d’asile a fait appel. Des mois perdus pour Saïf. Or, chaque jour compte car, pour obtenir un titre de séjour après sa majorité, il doit prouver un parcours d’insertion, donc une formation qualifiante. Les délais s’étirent dramatiquement, il faut des semaines pour une place à l’hôtel, puis des mois pour des cours de français, beaucoup plus pour une formation. Faute de moyens, les financeurs adoptent parfois des stratégies d’attente, laissant les jeunes de plus de 16 ans sans projet dans des hôtels jusqu’à leurs 18 ans. Une éducatrice : « La majorité est officieusement à 17 ans. »

Donsel a 17 ans et le visage d’un ange. A 5 ans, elle a quitté le Tibet avec sa mère pour l’école du dalaï-lama à Dharamsala. Deux ans plus tard, sa mère est repartie. Donsel ne l’a jamais revue. Elle raconte, dans un anglais presque parfait : « Depuis mon arrivée en France, je dors à l’hôtel. J’ai attendu six mois avant de commencer des cours de français à la Maison du jeune réfugié. » Six mois, sans rien, à verrouiller sa chambre chaque soir, à tenter de ne pas perdre son temps : « J’essayais de me souvenir de tout ce que j’avais appris, de trouver des livres… C’est très dur, ma vie, mais je dois apprendre à l’accepter. »

Avant 18 ans, ils ont droit aux cours de français et à une éducation scolaire. Hélas, faute de places, peu y ont accès.(Baptiste Giroudon)

Hier, c’était dimanche. Elle était au cinéma. Aarif est allé à la piscine, a étudié à la bibliothèque. Sidibé a « regardé les magasins de chaussures à Châtelet ». Maahir a nagé, Amjad a joué au cricket à La Courneuve et Hakim a visité un foyer avec « ma sociale », comme il dit (son assistante sociale), à Châteauroux. Bientôt, il ira y vivre. Il dit : « Je suis beaucoup triste. Là-bas, il n’y pas Mme Monique. » Aujourd’hui, Monique, l’enseignante, a apporté des madeleines faites maison. Les quinze enfants de sa classe se sont bousculés pour lire les textes, ont ri des erreurs de prononciation de l’un, se sont appliqués à écrire entre les lignes de leurs cahiers. Monique : « Ils veulent apprendre. C’est ce qui est le plus important pour eux et, malgré leur méconnaissance de la langue en arrivant, leurs progrès sont incroyables. »

Pour ceux qui ont une famille, tous veulent – et souvent doivent – l’aider, et dans sa vie quotidienne et à rembourser la dette du voyage. Majeed a accepté une formation de maçon. Angoissé, il dit : « J’en ai pour cinq ans avant de pouvoir travailler. Ma famille ne pourra jamais attendre. » Certains, comme Donsel, rêvent d’études supérieures, mais pour ne pas se retrouver sans papiers à 18 ans, ils sont contraints d’accepter une formation dans des métiers en manque de main-d’œuvre – restauration, bâtiment, services à la personne… Quand on leur en propose une. Alors, il n’est pas rare que, après plusieurs mois où rien ne vient, le jeune reprenne la très dangereuse route de l’exil. Direction les pays scandinaves. Célia Fellag, de France Terre d’asile : « Ces mineurs sont avant tout des victimes. Ils paient pour le désordre des hommes. Ils sont stigmatisés comme des fardeaux pour la société. Pourtant, quand on voit comment ils se comportent, on devrait les considérer comme un ­investissement. »

*Tous les prénoms ont été changés.

Pr Marie-Rose Moro, pédopsychiatre, chef de service de la Maison des adolescents de Cochin

Paris Match. Quel est le profil de ces mineurs étrangers ?
Pr Marie-Rose Moro. L’exil est souvent pour eux un second traumatisme. Car beaucoup sont partis pour échapper à la maltraitance, à la violence… Certains ont tout perdu. Ils sont endeuillés. Et quand ils se posent en France, ils le sont toujours. Mais ils sont d’abord des enfants et, souvent, on l’oublie.

Peuvent-ils s’en sortir ?
Ils ne s’en sortent pas indemnes. Mais je suis admirative de leur résistance. Leur projet est tel qu’ils supportent la violence. Ils viennent au nom du groupe, de la famille. C’est ce qui leur permet de tenir.

Pourtant, ces mineurs sont dits “isolés”, c’est-à-dire coupés de leurs familles.
Pour ne pas mourir, ces enfants ont besoin de garder des liens avec elles. Mais comme on ne les accueille que s’ils sont isolés, ils les cachent. C’est inhumain de poser cette condition à leur prise en charge.

Adoptez-vous avec eux des techniques particulières ?
Ils fonctionnent selon leur culture. Quand il est triste, un petit Pachtoun peut estimer qu’on lui a jeté un sort. On fait alors avec eux de la psychiatrie transculturelle. Par ailleurs, dans certaines cultures, c’est le groupe qui soigne. Nous travaillons donc à plusieurs. Souvent, ils ont oublié leur histoire. Beaucoup sont persuadés que, pour survivre ici, il ne faut pas se retourner sur le passé. Mais si on met à leur disposition un bon traducteur et les conditions pour qu’ils puissent parler, ils racontent. Pour ceux qui ne parlent pas, on utilise le dessin, le jeu…

De quoi ont-ils besoin ?
Ils veulent réussir ici quelque chose qu’ils ne peuvent accomplir chez eux. Mais tout réapprendre à 16 ans, dans une autre langue, est difficile. Et nous n’avons pas mis les moyens pour les aider. C’est aussi cette confrontation entre leur projet utopique et la réalité qui les désespère.

L’éducation semble être la clef…
Oui. Une petite Chinoise a été hospitalisée ici. En trois mois, à 15 ans, elle avait appris le français et a intégré une classe de troisième. Mais, rapidement, elle est entrée en conflit avec son entourage parce qu’elle considérait qu’on ne la laissait pas assez étudier : on lui demandait d’avoir des activités, de s’intégrer au groupe. Elle disait : “Pourquoi vous m’obligez ?” Finalement, elle a menacé de se suicider. Travailler énormément, même trop, lui permettait de garder un lien avec ce pour quoi elle était partie : sa mère, une paysanne veuve avec deux enfants, avait travaillé dur pour payer ce billet, avec une injonction de retour rapide pour l’aider. L’école, c’était le lien avec elle. Quand elle jouait ou regardait la télévision, elle n’était plus loyale. Ce cas est fréquent.

Quid de la délinquance ?
Les faits de délinquance ou de drogue sont très rares. Ils ont d’autres problèmes : comment trouver sa place, comment cohabiter avec les filles… Ici, ils sont perdus.

Que nous apportent ces mineurs ?
Chaque enfant pourrait être le héros d’un film ou d’un roman. Ils ont une telle volonté ! Mais notre société en fait trop peu. Or, si on pouvait les aider plus sur leurs projets, on rendrait service à ces aventuriers des temps modernes. Et à nous aussi, car ils ont beaucoup à nous apprendre. C. F.

[source http://www.parismatch.com/Actu-Match/Societe/Actu/Adolescents-clandestins-L-errance-de-l-espoir-390625/]

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