Dans "le Monde" d’aujourd’hui : A Calais, « on casse psychologiquement les migrants »
22 janvier 2019 -
A Calais, « on casse psychologiquement les migrants »
Alors que Paris et Londres ont lancé, début janvier, un plan pour endiguer l’essor des traversées de la Manche, des ONG évoquent « un harcèlement policier » coté français.
Par Julia Pascual ( Le MONDE) Publié aujourd’hui à 05h07, mis à jour à 05h07
A Calais, le 16 janvier, alors que la température avoisine les 5 °C, des migrants se réchauffent au coin d’un feu.
Le phénomène a remis Calais sur le devant de la scène. Depuis le démantèlement de la « jungle » fin 2016, la ville portuaire était retombée dans un anonymat relatif à l’échelle nationale. Jusqu’à ce que des personnes migrantes, à bord de petits canots pneumatiques, tentent la nuit de traverser le détroit du Pas-de-Calais pour gagner l’Angleterre.
Dans une mer à huit degrés, ventée, où la houle se lève vite et les courants de marée sont forts, ils ont voulu parcourir les trente-deux kilomètres qui les séparent du rêve anglais. Sur une véritable autoroute de la mer, où transitent quelque 400 navires tous les jours, ils ont cherché à se frayer un chemin pour atteindre ces falaises blanches qui par beau temps paraissent à leur portée.
En 2018, les autorités françaises ont dénombré 71 traversées ou tentatives de traversées de la Manche – concentrées sur le quatrième trimestre –, contre douze en 2017 et vingt-trois en 2016. Depuis le début de l’année, treize tentatives et sept traversées ont déjà été répertoriées. Dans la nuit du dimanche 20 au lundi 21 janvier, deux embarcations avec vingt-trois migrants à leur bord ont été secourues par les autorités britanniques. Parfois, un Zodiac déchiqueté ou des gilets de sauvetage abandonnés sont retrouvés sur une plage.
Calais, le 16 janvier 2019. Sur la plage située à deux pas de la zone industrielle des dunes et de la "jungle" démantelée au mois d’octobre 2016.
La France et le Royaume-Uni ont dégainé, début janvier, un plan pour endiguer l’essor de ces traversées. Les magasins de matériel nautique ont été invités à renseigner les autorités sur d’éventuels clients suspects, des patrouilles terrestres et maritimes ont été renforcées, dotées de lunettes à lecture nocturne, de drones ou encore de motocross. A Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), le plus grand port de pêche français s’est équipé en vidéosurveillance et en éclairage et chaque migrant intercepté fait désormais l’objet d’un placement en garde à vue pour aide à l’entrée et au séjour irréguliers.
Arrivée de migrants iraniens
Pour expliquer la recrudescence du phénomène, le préfet du Pas-de-Calais, Fabien Sudry, évoque une « conjugaison de raisons », parmi lesquelles une mer plus clémente et des filières de passeurs qui se réorganisent face à la difficulté croissante de passer par le port de Calais et le tunnel sous la Manche. L’augmentation des traversées a aussi coïncidé avec l’arrivée d’une population iranienne à Calais.
D’après un recensement associatif récent, ils représenteraient plus d’un tiers du demi-millier de migrants présents à divers endroits de la ville. « Avant, ils étaient dix peut-être », note Yolaine, de l’association Salam, qui participe à la distribution de repas tous les jours à proximité de l’ancienne « jungle », dans un campement d’une soixantaine de tentes où une majorité d’Iraniens sont réunis.
Autour d’Yolaine, des hommes se pressent pour demander un bonnet, des chaussettes, une couverture… Le matin, les forces de l’ordre ont mené une opération d’expulsion, comme elles le font à cet endroit un jour sur deux, et emporté une partie des affaires.
Calais, le 17 janvier lors du démantélement du camp ’Hospital’.
Un jour sur deux, les migrants se font expulser par la police puis rejoignent le lieu même de leur expulsion quelques minutes plus tard. Des mesures visant à dissuader les personnes de rester sur place.
Payam, 33 ans, est arrivé il y a six mois en France. Il explique avoir quitté l’Iran à cause des persécutions qu’y subissent les Chrétiens. Il montre sa croix autour du cou. En Angleterre, il veut rejoindre son père et son frère.
Hamid, 38 ans, a la Grande-Bretagne en ligne de mire car, assure-t-il, « ils donnent plus facilement des papiers ». En France, le taux de protection des demandeurs d’asile Iraniens était de 32,5 % en 2017 contre 47 % outre-Manche, où ils sont, avec 2654 demandes fin septembre 2018, les premiers demandeurs d’asile.
La crainte du Brexit
Hamid a déjà essayé trois fois de traverser la Manche. « En camion, c’est trop cher, entre 6 000 et 10 000 euros ». Deux fois, il a fait demi-tour à cause de mauvaises conditions météo. Une autre fois, il a été arrêté sur la plage. « J’ai fait 44 jours de rétention et j’ai été renvoyé en Autriche [où ses empreintes digitales ont été enregistrées] mais je suis revenu. »
Le soir, les migrants se réchauffent devant des feux de camp. Autour de l’un d’eux, Mustapha. Il a quitté l’Iran, sa femme et leur fils de huit ans il y a trois ans. Il a déjà passé deux ans dans le camp de migrants de Moria, sur l’île grecque de Lesbos. « J’y ai perdu 20 kilos », dit-il.
A côté de lui, un homme montre sur son téléphone des images de pendaisons publiques glanées sur Internet. « La France et l’Angleterre soutiennent le régime islamique, vous devriez avoir honte, sermonne-t-il. C’est pour ça qu’on est là aujourd’hui. » A quelques pas, des pompiers, escortés par des CRS, prennent en charge un homme qui vomit au bord de la route. Ses amis expliquent qu’il a été pris de vertiges et de migraines à cause du froid.
Mustafa est Iranien, il me montre des photographies qu’il a réalisées dans le camp de la Moria, à Lesbos (Grèce). Dans le camp de Pont Trouille, à Calais, le 16 janvier.
Malgré leur retentissement médiatique, les traversées ou tentatives de traversée de la Manche restent marginales. A côté des quelque 500 personnes qu’elles ont concernées en 2018, 20 000 ont été interpellées à Calais, dans des voitures ou des poids lourds, alors qu’elles voulaient gagner l’Angleterre par le tunnel sous la Manche ou le port. « C’est deux fois moins qu’en 2015 et 2016, lorsqu’il y avait jusqu’à 10 000 personnes sur la “jungle” », souligne toutefois le préfet du Pas-de-Calais.
Si l’hypothèse d’un Brexit « dur » fait craindre, en même temps que le retour de contrôles douaniers, la résurgence de files d’attente de camions et des tentatives d’intrusion de migrants, la situation est, aux yeux des autorités, sous contrôle. Des barrières ont été érigées tout autour du port et de la rocade. La sécurisation des infrastructures est d’ailleurs la principale destination des 190 millions d’euros d’aide déboursés par Londres depuis 2014.
Démantèlements quotidiens de campements
« Nous avons aussi mené un travail de lutte contre les filières », fait valoir le préfet. Avec pour effet d’éloigner les réseaux. La présence migratoire et les tentatives de rejoindre l’Angleterre se reportent en partie le long du littoral et notamment au Havre (Seine-Maritime) et à Ouistreham (Calvados). En outre, « plus de la moitié des personnes interpellées à bord de camions ou de véhicules à Calais sont montées en Belgique », fait remarquer M. Sudry.
Troisième volet au service de cette stabilisation de la présence migratoire : les démantèlements quotidiens de campements.
« On est en train de casser psychologiquement les gens, considère Maya Konforti, de l’Auberge des migrants. Dans les campements d’Iraniens, il y a eu jusqu’à deux démantèlements par jour. » Nicole (le prénom a été modifié), bénévole de 69 ans au Secours catholique, parle de « harcèlement policier ». « C’est le désespoir » et les « conditions de survie abominables que l’Etat impose » aux migrants qui « poussent les exilés à risquer leur vie sur des canots pneumatiques », ont dénoncé, le 18 janvier, onze associations de défense des réfugiés, parmi lesquelles le Secours catholique ou encore l’Auberge des migrants.
« L’Etat n’organise pas l’accueil », regrette à son tour Damien Carême, le maire Europe Ecologie-Les Verts (EELV) de Grande-Synthe (Nord). L’élu a ouvert un gymnase de 250 places fin décembre 2018 pour y abriter une partie des quelque cinq cents migrants présents sur son territoire. Une centaine de tentes se sont aussitôt greffées tout autour du bâtiment, dans lesquelles des gens attendent qu’une place au chaud se libère.
Il est presque 9 heures quand plusieurs camions de gendarmes mobiles se garent à proximité d’un petit campement d’Afghans à Calais, entre l’autoroute et l’hôpital de la ville. Certains migrants sont allés s’abriter sous le pont autoroutier, anticipant leur expulsion. Dans quelques minutes à peine, ils installeront à nouveau leur tente et des couvertures, sur une terre trempée et jonchée de déchets, au milieu des buissons. Un adolescent de 14 ans marque un temps d’arrêt, visiblement découragé. Un autre le prend dans ses bras. Tandis qu’un troisième lâche, blasé : « This is my life. »
Julia Pascual (Calais, Pas-de-Calais, envoyée spéciale)
Le MONDE
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