Derrière Toulouse, la confusion afghane
21 mars 2012 - Huffington post - Anne Nivat
"Il se rendra dans l’après-midi". Cette info, distillée parmi tant d’autres ce matin, ne semble pas avoir été entendue. Ou son sens, énorme, a échappé à tous ceux qui participent du cirque médiatico-politico-hystérico-djihadiste. Le forcené de Toulouse a le sens de la comm’, et il n’est pas le seul.
Ainsi, Mohammed Merah va se préparer à se rendre et tous les autres acteurs vont se préparer également, profitant de ce temps pour peaufiner l’image qu’ils ont envie de donner d’eux en cet instant, censé unifier la nation tout entière : les médias vont se préparer, les départements de communication de la police, bien sûr, vont se préparer, mais aussi et surtout, les politiques, champions de l’hypocrisie et de la récupération, préoccupés uniquement par la poursuite de leur campagne et la bataille des "petites phrases" qu’ils ne cessent de dénoncer mais à laquelle ils se prêtent inlassablement, vont se préparer. En cela, ils seront complices de journalistes qui ne se rendent même plus compte que leur matraquage permanent induisant d’interminables répétitions comme autant de façons de "meubler" leur antenne, associé à la prééminence de l’émotion n’aboutissent qu’à dégoûter le citoyen qui, depuis longtemps, a perdu sa confiance dans les médias.
Si je prends la parole ce matin, c’est parce que ce qu’on dit du forcené semble avoir un rapport avec un pays que je connais bien, l’Afghanistan, où je me suis rendue à plusieurs reprises depuis dix années, et notamment dans les zones tribales pakistanaises, où Mohammed Merah se serait rendu à deux reprises en 2010 et 2011, qui a marqué une radicalisation du conflit sur place.
Le forcené se revendique "mudjahidin", nous a affirmé tôt ce matin Claude Guéant, auréolé d’une nouvelle et subite légitimité uniquement parce qu’il s’exprime de Toulouse et non plus de Paris (d’où il nous dirait absolument les mêmes choses, quel artifice !). L’homme assure "avoir voulu venger les enfants palestiniens et s’en prendre à l’armée française compte tenu de ses interventions à l’extérieur".
Quelles interventions à l’extérieur ? Claude Guéant évoque ici sans les nommer les fameuses "Opex" opérations extérieures militaires, c’est-à-dire les guerres, disons le, auxquelles la France participe activement depuis quelques années ; ici il s’agit plus particulièrement de la guerre en Afghanistan, par laquelle plus de 50.000 de nos soldats sont passés depuis 2001, et qui continue à l’heure où nous parlons, dans l’indifférence générale.
Osons le dire : depuis ce matin, la guerre en Afghanistan, sujet tabou par excellence, duquel personne (ni à droite, ni à gauche) ne veut parler, par peur de dire des bêtises (et on en entend un nombre incalculable), par peur de ne pas paraître "patriote", ou par peur, tout simplement de ne pas savoir quoi dire, eh bien cette guerre s’est invitée dans la campagne électorale, qui à aucun moment n’a été stoppée, nonobstant les affirmations bien commodes des uns et des autres.
Et quand Gérard Longuet, ministre de la Défense, invité ce matin de Jean-Jacques Bourdin sur RMC prétend que "l’Afghanistan, c’est un autre sujet" en réponse à la question sur le droit de se demander si, justement, on ne devrait pas rapatrier plus tôt nos troupes, mais aussi, par extension, à la véritable question, lancinante et philosophique sur "fallait-il y aller ?", une question que se posent de nombreux Français, permettez moi d’affirmer que Gérard Longuet se trompe. Non, ce n’est pas un autre sujet, c’est le même. C’est celui d’essayer de comprendre, sans l’excuser pour autant, comment un homme seul de 24 ans a-t-il pu avoir envie de se rendre loin de son pays, dans des zones tribales qu’il ne connaît pas, où la violence est quotidienne, dans lesquelles la population vit terrée depuis des années, où les frappes des drones (avions sans pilote) américains sont extrêmement fréquentes, pour participer à quelque chose qui le dépasse. Comprendre ne veut pas dire être d’accord.
Certains s’engagent dans l’armée française parce qu’ils sont fiers de représenter leur pays, de le défendre, beaucoup ne comprennent néanmoins pas cette guerre en Afghanistan, parce que personne ne la leur a expliqué, parce que les buts de guerre et les stratégies militaires ont changé en dix ans, d’autres encore -et ils n’ont aucune honte à l’avouer-, se sont engagés pour l’argent, parce que "c’est un métier comme un autre", parce que c’est leur choix, et c’est leur façon de "faire quelque chose de leur vie".
Mais alors, pourquoi s’étonne-t-on quand on apprend, comme ce matin, que de l’autre côté, dans l’autre bord, des jeunes du même âge décident, eux, de s’engager pour combattre ces mêmes militaires, d’autant que, pour ce qui concerne Mohammed Merah, on apprend qu’il avait essayé de s’engager en 2010 dans la Légion Etrangère où il n’avait pas été admis ? Eux aussi ont envie de "faire quelque chose de leur vie", eux aussi ont envie "d’exister" !
Le 11 mars dernier, un fait divers épouvantable est passé à la trappe de bien des médias français qui, hormis le fait de le mentionner en boucle pendant quelques heures, ne l’ont ni analysé ni mis en perspective : en Afghanistan, dans la zone proche de Kandahar, où j’ai passé des semaines et des semaines, côté militaire tout autant que côté pro-taliban, un sergent américain est sorti de sa base, sans doute seul, lourdement armé, a marché quelques kilomètres pour se rendre dans un village voisin.
Il est entré dans des maisons afghanes et a arrosé, tout simplement, à bout portant, comme Mohammed Merah à Toulouse. Résultat de la tuerie : 16 morts, uniquement des civils afghans, dont six filles de moins de six ans. Cet homme a immédiatement été taxé de "fou", par toutes les forces en présence, et c’est compréhensible : comment comprendre une telle violence ? "Fou", c’est aussi ce qui vient à la bouche de tous les commentateurs pour qualifier Mohammed Merah. Le 20 janvier dernier, 4 soldats français, et auparavant, le 29 décembre, deux légionnaires, avaient été sauvagement assassinés par d’autres "fous", cette fois des militaires afghans, à l’intérieur de bases sécurisées, avec des armes que nous leur avions achetées. Mais je ne suis pas sûre que ces hommes soient fous. Expliquer leur geste par la folie reviendrait à minimiser leurs actes. En fait, nous les traitons de "fous" parce que nous ne comprenons pas leur violence. Mais, sans la comprendre, comment agir, comment s’en protéger ?
Alors, n’attendons plus une prochaine tuerie, en France ou ailleurs, pour commencer à nous poser des questions sur les sources de la violence et le besoin de violence ; celui de ceux qui passent sauvagement à l’acte, mais aussi le nôtre, nous qui, par l’intermédiaire de nos politiques, avons finalement admis ces guerres sans en débattre, et sans se rendre compte qu’elles pouvaient avoir des conséquences.
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