2 décembre 2012 - Ceci est un exercice - Frédéric Leclerc-Imhoff
Mériadeck, commissariat central de Bordeaux. Plus de mille fonctionnaires de police travaillent derrière ces blocs de béton blanc. Le bâtiment est imposant. Orwellien peut-être. On passe sans trop le regarder, comme s’il allait nous avaler. Sous sa masse se trouve le centre de rétention de Bordeaux. Caché en sous-sol, peu de gens connaissent son existence. Portrait d’une rétention dite « administrative ».
27 novembre 2012 : cercle de silence à Bordeaux. Le mot d’ordre : ne plus enfermer les étrangers en situation irrégulière.
« Des conditions d’enfermement qui portent atteinte au respect de la dignité humaine »
Le centre de rétention avait brûlé en janvier 2009. Des retenus avaient allumé un feu pour tenter d’échapper à leur expulsion, et surtout, pour tenter de sortir de ce sous-sol. Refait à neuf, le CRA a rouvert ses portes en juin 2011 dans les mêmes locaux, après un débat épineux sur le lieu de reconstruction : Mérignac, plus près de l’aéroport, ou Mériadeck, plus près des juges. Deuxième choix préféré : il n’y a pas à Bordeaux, comme il peut y en avoir ailleurs, de salle d’audience judiciaire délocalisée à l’intérieur du CRA.
Il est loin d’être le plus grand de France, loin d’être une « usine », comme on entend qualifier parfois les grands centres de rétention de centaines de places. Mais il se distingue par ses conditions de détention. Au CRA (centre de rétention administrative) de Mériadeck, on ne voit pas le soleil. « Le vocabulaire lié au centre de rétention n’est pas celui de la prison. On parle de chambre plutôt que de cellule, mais il ne faut pas se tromper : il n’y a aucune différence », explique Laura Petersell, intervenante de la Cimade (association venant en aide aux migrants, notamment en centre de rétention) au CRA de Bordeaux. Ce dernier est un cube, en sous-sol. Sa seule source de lumière naturelle provient d’un patio : un puits de jour grillagé en son centre. Écoutez-la décrire le centre de rétention de Mériadeck :
Tentatives de suicide et automutilations de plus en plus fréquentes
En rétention, les lames de rasoir finissent souvent sur les bras, pour lacérer, ou dans les gorges, gestes désespérés (lire ici, ou là). À Bordeaux, la configuration des locaux génère des conditions d’enfermement particulièrement anxiogènes, « qui portent atteinte au respect de la dignité humaine », selon la Cimade.
Le manque de lumière naturelle est pesant, et le CRA est éclairé par des néons qui parfois restent allumés la nuit. Il est sensible à la température extérieure et aux conditions météorologiques : des chaleurs souvent insupportables l’été quand le système de climatisation tombe en panne, et il fait froid l’hiver, les radiateurs fonctionnent mal. Quand il pleut, des fuites d’eau inondent des parties du centre. L’intimité des personnes est parfois mise à mal, quand des policiers entrent dans les chambres la nuit, ou dans les sanitaires quand ils sont utilisés. Et surtout le bruit. Un bruit de ventilation continu, les télés allumées en permanence qui résonnent dans le centre, tout comme les portes qui s’ouvrent, qui se ferment, qui claquent.
Au centre de rétention de Mériadeck, « les personnes enfermées développent rapidement des troubles psychiques dus aux conditions de leur enfermement » :
Bordeaux : la suprématie de l’administration
20 novembre 2012, rue du Commandant Arnould à Bordeaux. La Cimade tient une conférence de presse sur le rapport 2011 de la rétention en France (télécharger le rapport ici, ou lire son communiqué par là).
En quelques points :
La France s’est fait condamner par les instances européennes : sur la garde à vue des personnes étrangères, sur l’accès au droit d’asile en rétention (qui se fait par visioconférence dans certains CRA) et sur l’enfermement des enfants en centre de rétention.
Les chiffres officiels des expulsions en 2011 sont inexacts : sur 32 900 expulsions “officielles”, 15 000 étaient des départs volontaires vers des pays européens de l’Est, auxquelles il faut ajouter plus de 31 000 expulsions réalisées dans un cadre juridique flou et l’absence d’associations depuis l’Outre-mer et notamment Mayotte. En tout 64 000 expulsions, pour 51 385 personnes détenues en rétention.
Et surtout, la loi dite « Besson » de juin 2011, qui a introduit, parmi d’autres, deux changements majeurs pour la rétention des personnes sans papiers : la durée maximale de rétention est passée de 35 à 42 jours, et l’accès au juge des libertés et de la détention (JLD) ne peut se faire qu’au bout de 5 jours, au lieu de 48 heures comme auparavant.
Le JLD doit statuer sur le maintien en rétention des personnes, sur la légalité de leur interpellation et de leurs auditions. Cinq jours pendant lesquels « il n’y a aucun contrôle des juges, dénoncent Laura Petersell et Oliviers Bres de la Cimade. On assiste à une suprématie absolue de l’administratif. » Ce qui est particulièrement vrai à Bordeaux, où 80% des personnes expulsées n’ont pas vu de juge judiciaire.
Les textes de loi se contredisent
Jean Trebesses est avocat spécialisé dans les questions de séjour irrégulier. Il livre l’exemple d’une affaire qu’il a eu à plaider. Un cas typique selon lui, qui montre à quel point le pôle judiciaire s’efface devant l’administratif.
Monsieur Anisi est placé au centre de rétention de Bordeaux en septembre 2011. Immédiatement, la Cimade constate l’irrégularité de son arrestation, et décide avec Maître Trebesses de saisir la justice. « Habituellement, ce n’est pas à l’avocat de saisir le juge des libertés et de la détention, mais à la préfecture, explique l’avocat. Nous avons déposé une requête devant le juge pour faire constater l’irrégularité de la procédure. »
Devant cette affaire, le juge décide de remettre monsieur Anisi en liberté. Mais surtout, « il avait décidé de se déclarer compétent, alors même que la durée de rétention n’avait pas dépassé cette fameuse durée de 5 jours », ajoute Maître Trebesses avec enthousiasme. Cependant, la décision du juge est réformée par la Cour d’Appel de Bordeaux. « C’est toujours comme cela », précise l’avocat. Selon le principe de séparation des pouvoirs, et suite à la loi « Besson », le juge des libertés et de la détention ne peut pas statuer sur la privation de liberté pendant cette période de 5 jours. L’avocat avait bien tenté de se pourvoir en cassation, mais cette dernière lui avait rétorqué qu’il ne disposait pas « de moyens sérieux ». Et l’affaire fut close.
Pourtant, l’article 66 de la Constitution semble, lui, plutôt sérieux (voir ici, et plus loin). Le problème est que le cadre juridique est plutôt flou, et que divers textes de loi au niveau national, européen, voire international, prennent le contre-pied les uns des autres ; et cela, c’est sans compter les jurisprudences qui s’appliquent. « Le droit, c’est aussi une affaire d’interprétation », affirme Maître Trebesses.
Petit exemple de méli-mélo juridique :
La garde à vue des personnes étrangères étant devenue illégale, les policiers doivent maintenant procéder à des vérifications d’identité (de maximum 4 heures), ou peuvent recourir à des « auditions libres ». Ils « invitent » les personnes en situation irrégulière à les suivre « librement » au commissariat. « Aucun étranger de sa propre initiative ne veut suivre les policiers, ironise l’avocat. Dans les faits, ils ne sont pas libres. Les pratiques sont illégales. » C’est là que le bât blesse, quand aucun juge judiciaire ne peut vérifier la légalité de l’arrestation.
Un arrêté de la Cour de Cassation empêchait le juge judiciaire des libertés et de la détention d’intervenir avant les 48 heures pendant lesquelles l’administration était souveraine. « Aujourd’hui que cette durée a été allongée à 5 jours, c’est toujours le même arrêté qui est mis en avant, explique Laura Petersell. Or, il est caduc : le même arrêté est utilisé pour une loi différente. »
Enfin, il y a les instances européennes qui condamnent certaines lois nationales. Et surtout, il y a « la philosophie de l’État de droit », qui veut que l’enfermement d’une personne soit contrôlée par un juge judiciaire (article 66). Deux exceptions : l’hospitalisation psychiatrique et la rétention administrative des sans-papiers.
Et si tout est affaire d’interprétation, serait-il possible d’affirmer que la rétention des personnes sans papiers est elle-même illégale, au vu de la Constitution et des conditions d’arrestation ? Maître Trebesses approuve à demi-mot.
Épilogue : contre l’enfermement des sans-papiers, le silence… qui hurle
Le premier cercle de silence de silence a été initié à Toulouse en 2007 par le frère franciscain Alain Richard. En 2009, le mouvement revendiquait 115 cercles de silences qui réunissaient plus de 10 000 personnes. Aujourd’hui, le silence attire moins, mais il « hurle » toujours autant, nous confie Sylvie Bordenave, bénévole à l’ASTI (association de soutien aux travailleurs immigrés) :