Les enfants de Sangatte

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Les enfants de Sangatte

9 novembre 2012 - Le Monde - Elise Vincent

Longtemps, ils ont cherché un prénom qui parle de leur histoire. Qui raconte, sans en avoir l’air, comment une fille blonde du Nord a pu s’installer avec un Afghan aux yeux noirs, dans un pavillon de campagne, pas très loin de Calais. Ce prénom devait pouvoir dire que, dans le creux des dunes du littoral de la Manche, remplies de désirs frustrés d’Angleterre, des enfants aussi sont nés. Après pas mal de ratures, Elodie et Reza ont trouvé ce que l’état civil ne dira jamais mais que leurs souvenirs transmettront tant qu’ils le pourront. Ils ont donné chacun la moitié de leur prénom. Elodie le début du sien, Reza la fin, et il y a huit mois, cela a donné "Elsa".

Neuf ans plus tôt, à l’hiver 2003, Reza descendait du train en provenance de Paris avec en tête des rêves mêlés d’Allemagne et d’Angleterre. Depuis la Turquie, puis tout au long de son périple vers la France, il avait beaucoup entendu parler de Sangatte, ce grand hangar de tôle ondulé géré par la Croix-Rouge. Là, on pouvait trouver lits, douches et repas "avant de tenter sa chance", se souvient-il à maintenant 26 ans. Mais en novembre 2002, face à l’afflux de candidats à l’émigration, et pour limiter "l’appel d’air", le centre a été rasé. C’était il y a exactement dix ans.

Sans la fermeture de Sangatte, Reza le sait, il ne se serait jamais aventuré, de jour, à cette distribution de repas improvisée par des bénévoles dans les rues de Calais. Il n’y aurait pas été repéré par une femme frappée par son jeune âge. Il n’aurait jamais, non plus, été placé dans cette famille d’un cadre d’Eurotunnel, militante de la cause des étrangers : celle d’Elodie. A l’époque où Sangatte tournait à plein (70 000 personnes y ont séjourné), les migrants ne sortaient que de nuit, pour tenter de se glisser clandestinement à l’arrière des camions. Le centre était volontairement installé à l’écart, dans une petite station balnéaire à 8 km de Calais. Les mineurs, surtout, n’étaient pas pris en charge.

Mais avec la fin de Sangatte, les nouveaux venus comme Reza, souvent des hommes jeunes, improvisent alors des squats près des plages et dans les maisons vides. Les Calaisiens peuvent les croiser dans les commerces, les bars où ils se réchauffent autour d’un café pour quatre, les parcs où ils tiennent les bancs. Et dans ce terminus qu’est Calais, plombé par 17 % de chômage, où seuls les ferries donnent le pouls des jours et fendent l’air gris, la présence de ces migrants a aussi donné naissance à des enfants. Pas plus de quelques dizaines. Presque rien, rapporté aux milliers d’ombres clandestines qui ont transité, en dix ans, sous les pluies du Calaisis. Mais leurs berceaux disent aussi ce champ de bataille sans canon qu’est devenue la région.

DÉSIR D’ANGLETERRE

Avant qu’Elodie ne s’intéresse à Reza, il a fallu un certain temps. Quand il débarque dans la famille, elle a 21 ans et assure son rôle d’aînée d’une fratrie de quatre. Reza est placé là avec l’idée qu’il sera plus à l’aise avec des enfants de son âge. Pendant longtemps, Elodie l’a d’ailleurs "vu comme un jeunot, un petit frère à protéger". Dans sa chambre aménagée au sous-sol, "je l’entendais parfois pleurer", raconte-t-elle aujourd’hui dans leur salon à bow-window, en jeune maman épanouie de 30 ans, devenue professeure de français langue étrangère. Quatre ans après avoir quitté l’Afghanistan à cause de la guerre, ce changement de vie fait ressurgir chez Reza des souvenirs que la route avait occultés. Elodie lui apprendra à en parler sans faillir, lui faisant répéter son entretien pour sa demande d’asile.

Fils de militaire, Reza a 12 ans quand il perd sa sœur, son frère, et sa mère dans un bombardement à Kaboul. Il est alors envoyé en 1999 par son père chez un oncle en Iran. Il y passera un an avant de partir à nouveau. Son père est décédé au front entre-temps, et en Iran, faute d’obtenir le statut de réfugié, il ne peut être scolarisé. De là, il rejoindra la Turquie, où il travaillera un an au noir, comme petite main dans des ateliers de broderie et de repassage. Il passera ensuite en Grèce, au bout de quatorze tentatives en bateau pneumatique. Atteindra l’Italie caché sous un châssis de poids lourd. Puis la France.

Les regards gênés entre Elodie et Reza débutent plus tard. Quand elle quitte la maison pour un studio d’étudiante à Boulogne-sur-Mer et ne repasse qu’en coup de vent, le week-end. Après le lycée, Reza a commencé un apprentissage de prothésiste dentaire. Comme elle, il prend son petit appartement et rentre les fins de semaine chez les parents d’Elodie. On lui demande alors souvent : "T’as pas de petite copine ?" Jusqu’au jour de 2006 où il dévoile ses soupirs transis à Elodie. Après un premier rejet, elle se laisse séduire par ce jeune homme qui a pris, entre-temps, de la barbe et des épaules. Elle gardera leur relation secrète pendant deux ans avant d’oser en parler à sa meilleure amie et surtout à sa mère, que Reza appelle toujours "maman".

Malgré ses traumatismes, Reza, arrivé jeune, a été moins sujet que d’autres au tourment des migrants de Calais : ce sentiment de marin, qui peut leur faire préférer la traversée de la Manche au coeur battant d’une Française. Un désir d’Angleterre qu’Audrey redoute encore chez Sikandar, venu de Jalalabad, malgré leur fille, Sadia, née il y a deux ans. Une enfant brune comme lui. A 30 ans, Audrey connaît ces histoires de filles modestes comme elle, sans emploi, avec un fort accent du Nord, abandonnées pendant leur grossesse. Au début, c’est d’ailleurs ce qui a rendu méfiant son père, postier à la retraite, à l’égard du jeune homme officiellement âgé de 25 ans, même si son parcours lui donne l’air d’en avoir trente.

REGARDS INSISTANTS

Lorsque Audrey a rencontré Sikandar pour la première fois, c’était à la gare de Saint-Omer, en 2008. "Il m’a demandé froidement si c’était bien le train pour Calais, je lui ai dit oui, et il est parti." Elle l’a recroisé quelques jours plus tard dans un parc du centre-ville. Il l’a reconnue. Ils ont discuté. Comme il dormait dehors, pendant deux semaines, elle est venue lui apporter tous les jours sandwichs et cigarettes. Puis elle l’a amené dans son appartement, où elle vit avec ses deux filles de précédentes unions, un lapin, un canari, quatre poissons rouges. Lui arrivait d’un périple d’un an. Un peu comme Reza. Via l’Iran, la Turquie, un séjour en Grèce de cinq mois enfermé dans une cave en attendant un camion pour l’Italie, puis un train pour la France.

Malgré le confort du foyer, Sikandar ne renonce pas en un jour à l’Angleterre. "Ma famille avait investi 11 000 euros dans mon voyage", explique ce fils d’enseignant dans un français appris depuis, presque sans accent. Après sa rencontre avec Audrey, il alterne pendant plusieurs mois les nuits dans ses bras et celles avec ses ex-compagnons de galère dans "la jungle". Ce terrain vague d’une zone industrielle de Calais constitué d’abris de fortune, détruit fin 2009 par le ministre de l’immigration Eric Besson, était le point de ralliement des migrants avant leurs tentatives de traversée clandestine. Un endroit qu’Audrey a fini par lui interdire de fréquenter.

Sikandar a finalement trouvé ses marques. Il a demandé l’asile en 2010. Puis, comme Audrey, il a eu envie d’un enfant. Les remarques qui le blessent le plus sont celles laissant entendre qu’il a eu Sadia "pour les papiers". Comme d’autres l’ont fait, en quittant leur concubine dès le bébé né. Comme Audrey elle-même en a fait la douloureuse expérience avec sa deuxième fille, Rima, âgée de 6 ans, qu’elle a eu avec un autre Afghan. Pour prouver sa sincérité, Sikandar en est venu à refuser d’entamer des démarches pour être régularisé – comme il pourrait l’être en tant que "parent d’enfant français" – avant d’obtenir la réponse à sa demande d’asile. Une procédure longue qui s’est achevée négativement en septembre dernier, l’empêchant pour l’instant d’obtenir un emploi.

Dans les rues de Calais, Audrey, Sikandar et leur fille Sadia, Elodie, Reza et leur toute jeune Elsa sont souvent l’objet de questions et de regards insistants. Peu de couples comme les leurs sont restés dans la région. Beaucoup l’ont quittée pour le travail. Convertie à l’islam durant l’été 2011, Audrey se couvre désormais les cheveux quand elle sort. "J’ai parfois l’impression que l’on vient nous voir moins pour nous dire bonjour que pour voir à quoi ressemble notre enfant", plaisante, elle, Elodie, qui a seulement accepté de manger halal de temps en temps.

A l’été 2010, ils sont partis en Iran. Là où est réfugié ce qui reste de famille à Reza. Un voyage pour présenter Elodie, même si elle le redoutait. Au début de leur histoire, Reza avait reçu un appel de sa grand-mère. Celle-ci lui cherchait une épouse. "J’ai dû lui expliquer que j’avais trouvé moi-même !", raconte-t-il. Parmi les six mineurs afghans scolarisés avec lui à son arrivée, Reza sait que plusieurs sont allés chercher leur femme au pays. Sikandar, lui, a préféré taire sa liaison avec Audrey et sa fille ; entre son père et lui, l’histoire reste un non-dit. Il l’a régulièrement au téléphone. Pense qu’il n’est pas dupe. Mais il en fait encore des cauchemars : "J’ai rêvé qu’il venait avec mon frère pour me tuer." Il regrette : "En fait, je sais qu’il comprendrait, mais pas les gens du village."

Sur son trajet quotidien pour le laboratoire de prothèses dentaires dans lequel il travaille, siège bébé sur la banquette arrière, Reza aperçoit régulièrement des migrants égarés. Il lui arrive de ralentir, de baisser la vitre et de lâcher en farsi : "Vous allez où ?" Il raconte sa vie, sa fille. Pour aller à la plage avec Elodie, ils passent aussi souvent devant l’ancien centre de Sangatte où l’on ne trouve plus que des monticules de terre qui donnent sur la mer. Par temps clair, on peut voir les côtes anglaises. Reza aime alors regarder les bateaux, et trouve toujours ça beau.

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