Les migrants et la fontaine de Calais
16 novembre 2011 - L’Humanité - La chronique cinéma d’Emile Breton
Qu’ils reposent en révolte, de Sylvain George. France, noir et blanc, 2010, 2 h 33.
D’abord la fontaine. C’est une borne-fontaine urbaine, modèle courant. On la découvre dans le premier quart d’heure du film, au bord d’un canal où des jeunes
gens se baignent. Ils se savonnent, se rincent avec
une bouteille en plastique remplie à son bec. Ils rient
à s’éclabousser. Des vacances ? C’est à croire. Un beau matin de paix, pour des garçons joyeux, et le beffroi, loin derrière le canal, a l’air exotique dans ce Sud retrouvé. On la retrouve, la fontaine, près de deux heures
plus tard dans le film. La nuit est tombée, elle coule
pour rien. Pour personne. De l’autre côté du canal
passe un car de police, avertisseur hurlant. Désolation
d’une nuit qu’on sait froide. Entre ces deux plans,
du jour à la nuit, on en aura beaucoup appris sur
les jeunes baigneurs du canal ou les autres migrants
qui vivent à Calais, dans
la « jungle » de Sangatte, dans l’espoir d’un passage en Grande-Bretagne.
On les aura vus se cacher des patrouilles de police, sinistre jeu de gendarmes et de voleurs dans un parc fait pour les joies du dimanche. Ils ont fait rougir sur la braise des boulons, pour effacer leurs empreintes digitales, chairs brûlées, stries purulentes, doigts rendus monstrueux par cette automutilation qui devrait
les faire échapper aux fichiers tenus à jour. D’autres ont raconté leur vie jusqu’ici, l’Afrique, les déserts traversés, la Méditerranée, ils ont montré les photos d’amis morts en chemin. L’un d’eux a dit, parce qu’il n’est pas
arrivé à se glisser au-dessus des essieux d’un camion pour la Grande-Bretagne : « Et après tout ça, c’est ici que je vais mourir. » Il recommencera demain à guetter le bon camion. Malgré les chiens du port, les rondes de police. En mer passe un ferry-boat, tous ponts allumés.
« E la nave va ». Ce rêve de lumière n’est pas pour eux,
traqués dans l’ombre.
Tout cela on l’a vu, en deux heures trente de film,
et le saccage, ministre à la parade, de leur jungle, étrange camp de tentes et bidonvilles où même
une mosquée de carton avait trouvé sa place.
La sauvagerie de cette expulsion, les bulldozers s’acharnant sur les pauvres restes de ce qui fut
lieu de vie. Et l’on a vu, surtout, la fierté de ces hommes, cinq Érythréens chantant la Vierge Marie dans l’exode au désert. Et il est bien évident que ce chant, c’est eux qui l’ont mis en scène pour la caméra. Ils concluent
à l’adresse de celui qui les filmait : « Merci, maintenant nous sommes prêts à tout perdre. » Et ce n’est pas,
loin de là, le seul exemple de partage de l’image,
tant ces hommes rencontrés, jeunes pour la plupart, ont tenu à diriger le portrait qu’ils voulaient laisser d’eux. Ainsi, tout autant qu’eux, le film refuse, repousse la compassion. C’est eux, les héros de ce temps d’abjection, pas le ministre chafouin, épaules rondes, teint blême d’un petit matin qu’on ne peut croire
de conscience inquiète, qui vient parler de dignité
devant les caméras.
Alors, tout cela bien clair, bien entendu, pourquoi avoir parlé d’abord de cette fontaine qui, témoin
de baignades un matin de printemps, finit un soir d’hiver, à Calais, par n’être plus qu’une triste borne abandonnée ? Peut-être parce que c’est elle qui dit que, au-delà de la dénonciation de l’insupportable, Qu’ils reposent en révolte est un film, qui vit, qui respire
à son rythme tout en laissant au spectateur liberté
de le prolonger, de se projeter vers un monde
où les fontaines couleraient pour tous. Ou peut-être parce qu’on a aimé que, d’entrée, ce bonheur de baignade
ait su s’affirmer contre tous les clichés en la matière.
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