Un article du Monde sur les bénévoles de Calais
3 juin 2018 -
"Bénévole auprès de migrants : une expérience « intense » mais qui peut devenir « dévorante »
A Calais, des hommes et des femmes témoignent des traces profondes dans leur propre existence que laisse leur présence auprès d’exilés. Elles nécessitent parfois qu’ils soient aidés à leur tour.
LE MONDE | 03.06.2018 à 08h32 |
Par Anne Guillard
Julia, Mathilde et Naguib font partie des nombreux bénévoles présents avec les migrants, à Calais.
Transformés. Mais aussi, souvent, « affectés ». Qu’ils soient jeunes ou moins jeunes, actifs ou retraités, habitants de la région ou non, les bénévoles qui viennent en aide aux migrants toujours présents dans le Calaisis témoignent d’une expérience « intense », comme le dit Julia, 25 ans, étudiante italienne en coopération internationale, venue prêter main-forte à l’association historique Salam. Cette prise en charge de la douleur des autres n’est pas cependant sans impact sur ces bénévoles. Face à l’urgence du terrain, elle peut s’avérer dévorante et engendrer, dans certains cas, une souffrance personnelle. Dont il peut être difficile de se défaire, car celle-ci est souvent tue.
« On n’est pas habitués à être confrontés à autant de violences », raconte Mathilde, 26 ans, arrivée de Paris pour trois mois, en novembre 2017, à l’Auberge des migrants, à l’issue de ses études pour être avocate, et qui est « toujours là sept mois après ». Venue « avec son bon cœur », la jeune femme, qui accompagne les migrants dans les services de soins, dit avoir « du mal à parler » de son expérience avec ses proches, qui pourtant soutiennent son action — ce qui est loin d’être toujours le cas.
« J’étais le week-end dernier en Italie, mais j’avais la tête ici ! », témoigne Julia avec une émotion palpable, expliquant qu’elle a eu du mal à se retrouver seule, repensant sans cesse à « ces jeunes Afghans de 12-13 ans sans leurs parents » ou « aux démantèlements quotidiens des campements » informels par les forces de l’ordre.
« Troubles du sommeil, stress, tension »
Pour le Collectif d’accompagnement et de soutien aux bénévoles et associations (Casba), qui réunit une dizaine de psychologues, psychiatres et internes en psychiatrie :
« De vrais signes de souffrance, comme des troubles du sommeil, un stress latent et important, une tension permanente sont très négligés. Les bénévoles sont exposés aux traumatismes transmis par les exilés et à des expériences traumatiques vécues sur place. Certains témoignent de leur solitude par rapport à leurs proches, d’un décalage, avec le sentiment qu’il faut le vivre pour comprendre. »
« ON NE NOUS DIT PAS QUE CE SONT DES GOSSES DE 17 ANS QUI SONT AUSSI MAL TRAITÉS », NAGUIB
Parmi les jeunes bénévoles, certains s’identifient aux exilés qui tentent leur chance vers le Royaume-Uni. « On ne nous dit pas que ce sont des gosses de 17 ans qui sont aussi mal traités », relève Naguib, 20 ans, venu de Limoges en service civique auprès de Salam. « Le plus dur, c’est de voir des personnes de son âge qui sont dans cette situation », lâche Enzo, 19 ans, en regardant la vingtaine de jeunes hommes accroupis sur un talus le temps de venir se restaurer et de se passer rapidement de l’eau sur le visage.
« La culpabilité est devenue un symptôme à Calais », commente le psychologue clinicien Richard Fusil, qui observe que les bénévoles qu’il a suivis ont « toujours reculé la date de leur départ, au fur et à mesure », dans une impossibilité à rompre le lien créé et à stopper leur engagement face à des personnes en souffrance.
« Comment leur dire que je vais partir ? », s’interroge Mathilde, qui reconnaît appréhender la perspective de son départ, qu’elle programme pour la fin de juillet. Et même si cette militante pour les droits fondamentaux se voit poursuivre des études qui lui permettront d’« être plus utile », le sentiment d’abandonner les migrants prend le pas sur le reste et la place dans une alternative douloureuse.
« On a tendance à s’oublier »
Si « certains ne restent pas longtemps et retournent vite à leur vie », sentant que cela peut devenir « trop dévorant », d’autres sont « dans l’imprégnation », dit Richard Fusil. « Chaque jour, [les bénévoles] éprouvent la douleur des personnes qu’ils croisent. Comment vivre avec ces souffrances qui ne sont pas les leurs, si ce n’est de recommencer pour donner du sens ? », interroge le praticien, qui pointe « une fuite en avant chez beaucoup », dont « l’issue peut alors être plus douloureuse et souvent suivie d’une phase de déprime ».
« MES ENFANTS ONT SOUFFERT DE MON ENGAGEMENT, ILS PASSAIENT APRÈS LES RÉFUGIÉS QUI AVAIENT PLUS BESOIN DE MOI », JENNIFER
Véronique, 52 ans, bénévole depuis douze ans, témoigne de ce « risque de se perdre » : « On a tendance à s’oublier ! » Jennifer, 39 ans, professeure d’anglais, ex-bénévole à l’Ecole laïque du chemin des dunes (ELCD), parle d’une période de « deuil » après le démantèlement de la « jungle », en octobre 2016. Elle raconte « être allée très loin », « mes enfants ont souffert de mon engagement, ils passaient après les réfugiés qui avaient plus besoin de moi ».
Sur le terrain, il n’est d’ailleurs pas rare que des bénévoles perdent leurs repères. « La confrontation à la violence policière, l’inertie voire l’opposition latente du gouvernement à prendre des mesures humaines, humanitaires, provoquent un effondrement des valeurs. La France n’est pas ce pays protecteur auquel on croyait », dit Richard Fusil. « Les bénévoles se sentent isolés par rapport à l’Etat, tout en ayant une responsabilité de premier plan », appuie le collectif Casba.
Chez des bénévoles plus anciennement impliqués, la volonté d’engagement demeure intacte, même si les conditions sur le terrain sont jugées plus difficiles. Elle peut prendre d’autres formes. Virginie, 47 ans, et Nathalie, 52 ans, anciennes bénévoles de l’ELCD, qui donnaient des cours de français aux adultes et aux mineurs de la « jungle », ont, par exemple, choisi de témoigner de leur expérience par des actions de sensibilisation auprès de divers publics (collégiens, lycéens, personnes âgées). Ces deux Boulonnaises ont édité un fascicule intitulé Stop aux idées reçues sur les enfants et les personnes migrantes.
« On ne revient pas à sa vie d’avant »
Pour autant, Nathalie reconnaît avoir « mis un an à vider son cartable de la “jungle” ». Et à la question de savoir si cela lui manque, l’ancienne institutrice, formatrice pour adultes depuis 2008, a vite fait de répondre dans un enthousiasme à fleur de peau : « Terriblement, le contact avec les enfants, le fait d’être utile. » « On ne revient pas à sa vie d’avant », dit Nathalie, dont l’environnement familial et professionnel est stable, mais qui « n’évoque jamais le sujet à Noël ».
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La colère, mêlée à un sentiment d’impuissance, ne quitte pas ceux et celles dont une partie de la vie est dévouée aux exilés de Calais. « Les exilés sont comme des bêtes acculées », relève Véronique, qui, après avoir senti, il y a six mois, le besoin « de prendre du recul », dit reprendre juste des forces avant de « recommencer », et affirme n’avoir rien perdu de sa « hargne face aux injustices ».
Jennifer, la professeure d’anglais, qui s’apprête à reprendre les maraudes, est « effrayée par la vulnérabilité psychologique actuelle des exilés » rencontrés à l’accueil de jour du Secours catholique.
Yolaine, fidèle vigie pour Salam, sept jours sur sept, qui s’est échappée une petite semaine seulement à la neige cet hiver, se dit « très révoltée ». « Ils démantèlent, la police partie, les gens reviennent, ça sert à quoi ? », s’énerve-t-elle. « Je croyais qu’il y aurait l’ouverture d’un centre d’accueil » après le démantèlement de la « jungle ». « Mais tout le monde se fout des migrants à Calais », lance-t-elle avant une énième accolade avec l’un d’eux. « Ce sont eux qui me redonnent le moral ! »
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