Migrants, réfugiés… face à l’exode (dossier).
Le prêtre jésuite a entamé une grève de la faim à Calais pour soutenir les migrants.
Calais, le 15 octobre 2021.
Portrait du prêtre Philippe Demeestère à l’église Saint Pierre de Calais, qui entame son cinquième jour de grève de la faim pour protester contre les conditions d’accueil (ou plutôt de non accueil) des exilés et la politique migratoire. (Lucie Pastureau/Libération)
publié le 20 octobre 2021 à 17h59
Il n’avale plus rien depuis le 11 octobre, 16 heures, sauf de l’eau. A 72 ans, le père Philippe, aumônier du Secours catholique du Pas-de-Calais, fait la grève de la faim pour dénoncer le sort et les conditions de vie réservés aux migrants. Comment se porte-t-il au quatrième jour sans repas ? « Comme d’habitude ! » Ce matin, dans l’église Saint-Pierre, dans le centre-ville de Calais, le prêtre jésuite apparaît paisible. Regard espiègle. Voix douce, tantôt plus dure : « Tous les discours qui nous gavent pour nourrir le rejet de la migration : on n’en veut pas ! »
Pour lui, la première victoire est déjà acquise : « Des Français et des Françaises blancs témoignent que les atteintes aux personnes exilées leur importent. La maltraitance infligée à leurs corps touche les nôtres. » Le sien est grand, longiligne. Philippe Demeestère débarque parmi ces déracinés de passage à Calais un jour de février 2016. « Tu n’irais pas voir ce qu’il se passe là-bas ? » lui suggère son supérieur jésuite, huit mois avant le démantèlement de la grande « jungle », alors plus important bidonville de France. Sans mission précise, il quitte Nancy pour apporter son aide à ces milliers d’hommes, de femmes et d’enfants en route pour l’Angleterre. « Je suis arrivé là comme tous ces mômes : seul, juste avec mon corps. »
Qu’espère-t-il obtenir en se privant ainsi de toute nourriture ? « Nous avons des revendications modestes qui n’obligent pas le partenaire à se déculotter. » D’abord, la suspension des expulsions de campements pendant la trêve hivernale. Ensuite, l’arrêt de la saisie des tentes et affaires personnelles pendant ces opérations policières. Enfin, l’ouverture d’une discussion avec les associations non liées à l’Etat, aujourd’hui empêchées de distribuer à boire et à manger. « Je veux croire que ça va marcher mais dans le pire des scénarios, on perdrait quelqu’un d’indispensable… » s’inquiète son amie Juliette Delaplace, chargée de mission du Secours catholique à Calais, très émue.
Son appel, partagé par Anaïs Vogel et Ludovic Holbein, un couple de trentenaires également grévistes, s’adresse au président de la République, interpellé dans une pétition en ligne. En 2017, Philippe Demeestère a voté pour lui, sans adhésion. « Quand il y a Macron et Le Pen, on choisit le moindre mal… » Avant, il a glissé un bulletin communiste à Saint-Ouen au début des années 80. Puis socialiste pour la victoire de Mitterrand. A la dernière municipale à Calais, il a voté blanc : Natacha Bouchart, maire anti-migrants, a été réélue au premier tour. Comment perçoit-elle cette grève de la faim ? « Elle ne s’exprimera pas sur le sujet », décline son cabinet. La sous-préfète aussi reste silencieuse.
L’autorité n’impressionne pas le père Philippe. Il sait agir en dehors des conventions. L’a fait maintes fois. Le fera encore. Par exemple, lorsqu’il a ouvert une crèche pendant l’hiver dernier. La halte de nuit hébergeait une quinzaine de personnes exilées, dont des mineurs. Le lieu, sans statut officiel, était prêté par son complice Pierre Poidevin, curé de Calais depuis dix ans. La mairie l’a fait fermer, prétextant des risques d’incendie. « Jamais une force publique ne m’a dit : “Vous n’avez pas le droit !” Je ne leur demande pas un sou, alors, je ne vois pas pourquoi on vient m’emmerder ! »
Avec sa retraite de 1 150 euros, il loue une maison au diocèse dans le centre-ville. Quatre chambres, une salle de bains, deux toilettes et la porte du jardin toujours ouverte. Les tablées à moins d’une quinzaine sont rares. Quelqu’un passe : on regarde s’il y a ce qu’il faut dans le frigo. On rajoute des couverts. On en enlève. A la volée. C’est simple.
« Je suis l’héritier de tout ce que j’ai reçu par mes parents et mes lectures… » Les Demeestère résident à Halluin, ville du Nord, frontalière de la Belgique, depuis le XVe siècle. « Nous avons été espagnols et flamands avant d’être français. Nous aussi avons été colonisés ! » Il naît dans la maison familiale, comme son frère et sa sœur avant lui. Sa mère s’occupe d’eux et du foyer. Son père est agent d’assurances. Gamin élevé dans la tradition catholique, il songe dès l’enfance à la vie monastique, s’imaginant « tranquille pour lire ».
Le prêtre pensait d’ailleurs que sa grève de la faim serait l’occasion de rattraper quelques lectures. Or les sollicitations permanentes empêchent la solitude propice à ses plaisirs littéraires. La Pédagogie des opprimés du penseur brésilien Paulo Freire, pionnier de l’éducation populaire, attendra. Il finit par déposer l’ouvrage sur la couverture orange de son lit de camp.
Le père Philippe devient jésuite en 1972 à son retour d’Algérie. Il vient d’y passer deux ans comme coopérant militaire à enseigner les maths à des adolescents retardés dans leur scolarité par la guerre d’indépendance.
Est-ce difficile de renoncer à la vie de couple et de famille après deux vies amoureuses ? « Vous êtes mariée ? Alors, vous avez aussi renoncé à une multitude d’hommes ! » Lui porte un anneau en bois à l’annulaire gauche, signe d’alliance avec les démunis. Il a fait vœu de pauvreté, sans jamais se sentir pauvre.
Six ans après son noviciat, à l’aube de sa trentaine, il entre dans le monde des sans-abri. L’aventure va durer trente-cinq années. Les trois premières, alors qu’il alterne entre un boulot de déménageur et sa formation religieuse, il dort dans un asile parisien. « J’étais un clochard parmi les cloches. C’est la bonne façon d’être sans terre ! » Puis, avec « sa grande amie » Brigitte, aujourd’hui disparue, il achète un appartement transformé en accueil de jour improvisé. Les voisins n’apprécient pas leurs potes, le bruit qui traverse les murs, et encore moins l’alcool qui libère les décibels. Ils se font jeter au bout de deux ans. L’expérience se répète dans un pavillon à Saint-Ouen et, jusqu’en 2014, dans une ferme en Haute-Marne, où il est un temps chauffeur de car scolaire et curé de campagne.
« Il est un peu comme le pape, compare le père Poidevin. Tous deux ont une pensée décalée. Ils sont très attachés à l’Evangile mais par des moyens inhabituels. Il n’a pas l’illusion de sauver le monde. Il aide les autres en les faisant grandir. Il a des projets qui prennent du temps et ça avance. Ce n’est pas un rêveur. »
Dans trois ans, le père Philippe se voit rejoindre Amettes, à une heure de route. Dans le village de Saint-Benoît-Labre, patron des sans-abri, il tiendrait sans doute une maison et un café. Pour recevoir toujours, sans distinction.
20 juin 1949 Naissance à Halluin (Nord).
1972 Noviciat, entrée dans la Compagnie de Jésus.
2016 Arrivée à Calais.
11 octobre 2021 Début de sa grève de la faim.