Par Sheerazad Chekaik-Chaila — 21 juin 2020 à 19:56
Herman passager d’un bus Calais-Gravelines
« S’ils ne peuvent pas prendre le bus, autant mettre une pancarte « Interdit aux migrants ». Là, il n’y avait rien, pourquoi on les a mis dehors ? »
Les restrictions liées au Covid ont donné lieu à une multiplication de témoignages de personnes réfugiées dénonçant des refus d’accès aux bus de la région de Calais, où transitent entre 600 et 1 000 exilés. Plusieurs associations redoutent que la crise sanitaire banalise un traitement différencié. L’expulsion de deux personnes à bord d’un bus a renforcé leurs craintes. « Ils n’avaient rien fait », dit Herman. Le jeune homme montre les images qu’il a tournées le 22 mai. Joseph, un Soudanais de 26 ans, est l’un de ces deux expulsés : « On prenait le bus pour rentrer au camp. Mon ami n’avait pas de chaussures. Ça faisait deux jours qu’on n’avait presque pas mangé, c’était le ramadan. Nos habits étaient trempés. » Les deux hommes sortent du poste de police, après une tentative de passage en Angleterre. Vers 16 h 30, leur route croise celle de Herman. « Le chauffeur leur a directement dit de descendre. » Il prévient des contrôleurs, puis la police intervient et ordonne à Joseph et son ami de se lever. Ils refusent. Deux policiers attrapent l’homme en chaussettes et le traînent hors du bus. Deux autres soulèvent Joseph qui s’accroche à la barre, avant d’être mis dehors. « La police a attendu que le bus reparte et nous a relâchés. » La direction régionale du transporteur Transdev réfute toute consigne discriminatoire donnée aux conducteurs au cours du déconfinement. Si ces derniers ont ponctuellement refusé des personnes à bord, notamment des groupes, c’était pour éviter de dépasser les seuils autorisés, assure la compagnie, qui dit regretter que cela ait pu « donner lieu à des incompréhensions ».
Reportage sur Libération.fr
« Je ne veux pas que vous écriviez qu’on ne veut pas les prendre. Un soir, avant le confinement, je suis arrivé à la gare de Calais, il y avait trente-deux réfugiés sur le trottoir. Je n’avais le droit de n’avoir que vingt-trois personnes dans le bus. J’ai voulu en prendre quinze. Ils ne voulaient rien savoir. Après, ils imaginent qu’on est racistes. » En ce premier jour de juin, une dizaine de jeunes Kurdes voyagent à l’arrière du bus conduit par Pierre. Des Calaisiens montent et descendent. Les arrêts défilent par les fenêtres. Quelques silhouettes laissées en chemin aussi. Il reste des places quand la mairie d’Oye-Plage se dessine.
Trois hommes agitent les bras. Pierre file tout droit. Quelqu’un saute de rage sur le trottoir. Désormais, la capacité des bus interurbains de la région Hauts-de-France n’est plus limitée. En revanche, les restrictions des semaines précédentes ont donné lieu à une multiplication de témoignages de personnes réfugiées dénonçant des refus d’accès aux bus du Calaisis, où transitent entre 600 et 1 000 exilés. Des récits qui ont fait écho à d’autres rapportés par des migrants et des bénévoles leur venant en aide depuis plusieurs années.
« Aujourd’hui, ça a été facile »
Quand on le rencontre, Pierre ne peut toujours pas faire monter plus de vingt-trois personnes dans son bus. Sur la route Calais-Gravelines, le conducteur égrène les dilemmes, les questions et les réponses qui l’habitent : « Si je me mets à leur place, que je suis dans leur pays et que le bus ne s’arrête pas, je vais me dire : « Ce sont des racistes… » Si plus loin, un gars qui rentre du boulot m’attend ou une dame avec une poussette ou des enfants, qu’est-ce que je fais ? Peut-être que je vais arriver au bout sans prendre personne et me dire que j’aurais dû les prendre. »
Arrêt Les Islandais, Gravelines. Terminus. Les passagers descendent du 501. « Aujourd’hui, ça a été facile, sourit un jeune Irakien. Il y a deux jours, trois bus sont passés devant moi sans s’arrêter. Après, je marche cinq heures pour venir ici. » Un bus de la communauté urbaine voisine de Dunkerque ouvre ses portes. « Il y a vraiment des chauffeurs qui ne s’arrêtent pas ? » s’étonne le conducteur. Le groupe s’engouffre dans le car et disparaît avec lui, direction le Puythouck, où beaucoup vivent en rêvant d’Angleterre.
« Ce sont des ordres »
« On entendait depuis longtemps déjà, qu’il y avait des problèmes avec les bus, affirme Ferri, bénévole à l’association Salam depuis dix ans. Là, nous l’avons vécu ! » Le jour de l’Ascension, elle voit un bus passer sans s’arrêter devant une quarantaine d’hommes, de femmes et d’enfants près de la gare de Calais. « Avec le coronavirus, on se doutait bien qu’ils n’allaient pas tous monter donc je leur avais expliqué qu’il n’y en aurait peut-être que douze ou quatorze à la fois », se souvient Jean-Claude Lenoir, président de l’association.
Les deux bénévoles reviennent pour attendre le car suivant avec deux autres membres de Salam. « On avait séparé les migrants en groupe. Ils avaient tous leurs masques, de façon assez visible. On se doutait que le bus n’allait pas s’arrêter donc quand je l’ai vu arriver, j’ai traversé la route. » Le conducteur pile, verrouille sa porte et ferme sa fenêtre. « Nous savions pourquoi il ne s’était pas arrêté mais on ne voulait pas lui mettre les mots dans la bouche », poursuit Ferri. Elle lui demande de prendre quelques femmes et enfants : « Il a dit : « Non, non, non, je ne les ramène pas. » On lui a dit : « Dites-nous pourquoi ? » Il a répondu : « Ce sont des ordres : je ne peux pas ramener des étrangers. » » Jean-Claude Lenoir décrit un conducteur penaud « sauf qu’il est dans le pire racisme, celui au quotidien et c’est ça qui est le plus dangereux ». Le car part vide.
« Sur les lignes interurbaines, il n’y a aucune consigne de discrimination sur un quelconque usager, assure la région Hauts-de-France, qui finance les lignes interurbaines. Les seules contraintes qu’il y a eu étaient des contraintes de capacité de transport. » Depuis le 8 juin, « les transporteurs peuvent aller jusqu’à l’occupation complète du car ». Désormais, seul le port du masque est obligatoire à bord pour les passagers de plus de 11 ans. La direction régionale de Transdev, le transporteur chargé d’opérer la liaison Calais-Gravelines, réfute également toute consigne discriminatoire donnée à ses conducteurs au cours des différentes phases de déconfinement. Si ces derniers ont ponctuellement refusé des personnes à bord, notamment des groupes, c’était uniquement pour éviter de dépasser les seuils autorisés, assure la compagnie qui dit regretter que cela ait pu « donner lieu à des incompréhensions ».
Plusieurs associations redoutent que la crise sanitaire banalise un traitement différencié des personnes exilées à Calais. L’expulsion de deux personnes à bord d’un bus de l’agglomération a renforcé les craintes. « Ils n’avaient rien fait », se souvient Herman. L’homme de 19 ans montre les images qu’il a tournées le vendredi 22 mai. « S’ils ne peuvent pas prendre le bus, ils n’ont qu’à mettre une pancarte « interdit aux migrants », poursuit le jeune homme. Là, il n’y avait rien, pourquoi on les a mis dehors ? »
« Nos habits étaient trempés »
Joseph, un Soudanais de 26 ans, est l’un de ces deux expulsés : « On prenait le bus pour rentrer au camp. Mon ami n’avait pas de chaussures. Ça faisait deux jours qu’on n’avait presque pas mangé. C’était le Ramadan : on jeûnait. Nos habits étaient trempés. » Les deux hommes sortent du poste de police de la zone commerciale de Cité Europe, après une tentative de passage en Angleterre. Vers 16h30, leur route croise celle d’Herman. « Le chauffeur leur a directement dit de descendre alors que je suis noir aussi et qu’on ne m’a pas demandé de descendre. Je crois que leurs vêtements ont attiré l’attention… » Joseph et son ami s’installent côte à côte, masques chirurgicaux sur le visage. Le conducteur prévient des contrôleurs : « Ils nous ont demandé nos tickets alors que le bus est gratuit. » La police intervient vingt minutes plus tard. Herman et Gabrielle, 18 ans, filment. « Pour les personnes qui le désirent, il y a un autre bus derrière dans cinq minutes », lance un policier. Un autre ordonne à Joseph et son ami de se lever. Ils refusent. Deux policiers attrapent l’homme en chaussettes grises et le traînent hors du bus. Deux autres soulèvent Joseph qui s’accroche à la barre, avant d’être lui aussi mis dehors. « La police a attendu que le bus reparte et nous a relâchés. Les gens ont vu comment on avait été sortis. Quand on est descendus du bus, des gens se tenaient devant la porte de l’autre bus. Ils nous regardaient alors on a préféré rentrer à pied. » Daniel Roussel, directeur de Calais Opale Bus a donné sa version dans Nord Littoral trois jours plus tard : « Le contrôleur a voulu intervenir et leur a demandé de se séparer mais ils ont refusé. Ils cherchaient la confrontation. »
Natacha Bouchart, la maire de Calais (LR), accuse des « activistes » d’avoir orchestré « une mise en scène » : « Un usager leur a demandé plusieurs fois de se séparer. Les migrants ont certainement des droits, les personnes en situation irrégulière en ont moins mais ils en ont quand même, mais les Calaisiens aussi ont des droits : le droit d’être protégés. Ces personnes devaient respecter la distanciation sociale pour leur sécurité et celle des autres. Les règles sont les mêmes pour tout le monde. » Gabrielle secoue la tête : « Personne ne leur a demandé de se séparer. Et depuis, j’ai repris le bus et j’ai vu des personnes françaises assises côte à côte à qui personne n’a rien dit ! »
« On évite de prendre les migrants »
Fin mai, le directeur de Calais Opale Bus considérait comme « difficile de confronter » les Calaisiens confinés plusieurs semaines aux réfugiés qui ne l’avaient pas été, et déclarait : « Pour l’instant, on évite de prendre les migrants. » Quelques semaines plus tôt, Philippe Mignonet, adjoint au maire de Calais et président du Syndicat intercommunal des transports urbains de l’agglomération du Calaisis, assumait un changement de politique visant à ne plus prendre des groupes de migrants à bord des bus, suite « à trois cas confirmés de Covid dans les camps ». « Comment voulez-vous que le réseau fonctionne si les migrants arrivent en meute, en groupe, c’est-à-dire à 20, 30, 40, et empêchent de fait les Calaisiens qui, eux, payent le réseau de transport à travers leurs impôts, d’y monter en toute sécurité ? Quand il n’y a que 24 places dans un bus ; s’ils arrivent à deux, à quatre, ça va… S’ils arrivent à dix, quinze, vingt, ça ne va plus ! » soutient la maire.
Assise au fond d’un bus Gravelines-Calais, Marie-Ange, une travailleuse socioculturelle de 56 ans, s’alarme de tels discours : « A chaque fois qu’il y a eu un souci avec un conducteur, je suis intervenue. » Depuis le début d’année, les bus urbains sont gratuits et les trajets en cars interurbains coûtent un euro. « Quand certains donnaient 50 euros, on leur disait qu’on ne pouvait pas leur rendre la monnaie… Et quand on proposait de payer pour eux, parfois on nous disait non. On l’a bien vu avec le confinement : il peut arriver n’importe quoi. Un problème climatique à Calais ou nucléaire à Gravelines peut nous arriver aussi… Faut se mettre à leur place. »
Sheerazad Chekaik-Chaila