SOUTENONS, AIDONS, LUTTONS, AGISSONS
POUR LES MIGRANTS ET LES PAYS EN DIFFICULTÉ

On a lu on a vu

Un extrait du livre d’Olivier Weber « Frontières »

Editions Paulsen, collection Démarches. (Paru en mars 2016.)

(Ce livre est présenté dans la rubrique « Bibliographie sélective » de ce site.)

On y voit comment, à plus de 2000 km de distance, on retrouve des hommes coincés dans la même situation, devant un détroit qui les sépare de la terre de leurs rêves…

Une médina, Maroc(Pages 229 à 236)

A Tanger, on rencontre deux sortes de migrants, ou plutôt de candidats à la migration, à la traversée des frontières maritimes, dont les destins sont souvent héroïques, en tous cas homériques : les migrants fugaces, ceux qui tentent l’aventure, échouent, arrêtés par les autorités marocaines, expulsés ou conduits à Rabat, histoire de les dissuader, et qui se découragent bien vite, tant la clôture est étanche ; et les migrants tenaces, ceux qui sont prêts à tout ou presque pour renouveler l’essai, fût-ce au prix de trente, quarante, cent tentatives, en Sisyphe de la Méditerranée camusienne et de l’espoir. Parmi ces derniers, on dénombre ceux qui sont coincés, qui ne veulent plus revenir en arrière, au risque de subir le déshonneur de la famille dans le village ou la ville d’origine, là-bas, à des milliers de kilomètres, au Burkina Faso, en Guinée Conakry ou au Liberia. Ils ne peuvent revenir en arrière, même si leurs muscles, leur corps sont fatigués, et ils observent encore et encore la frontière car le spectacle est gratuit, le rêve aussi, l’espoir autorisé, même s’il s’amenuise.

La cache d’Adonis et de Moïse, à quelques jets de pierre de la dernière demeure de Paul Bowles, est un petit capharnaüm du candidat à l’exil de deux mètres de large sur trois de long qui sent le moisi et le salpêtre, où l’on entre par une voûte basse incitant à l’humilité. On y compte quelques paquets de riz, deux pagaies pour la traversée en zodiac, prochaine, dès que le vent se calmera, et un petit sac étanche. Adonis et Moïse en ont assez de la forêt, là-haut, où les Africains attendent des semaines, des mois, dans la terreur, la violence, celle des autres Africains ou des clochards qui viennent les racketter, à coups de bâtons, à force de chiens, de morsures. L’exil se paie aussi en brimades, en vexations. Du haut de ses 20 ans, Adonis, lui, est prêt à tout pour franchir la frontière, la dernière, la plus belle, la plus cruelle, celle qui vous tente et vous lance les interdits des nantis, celle qui dresse ses postes de garde, envoie ses escorteurs, vedettes et patrouilleurs à la rencontre du peuple de la mer, là, en contrebas des remparts, au-delà de la muraille. Il a fui la misère de son pays, sa corruption aussi, les exactions, les détournements de fonds par les ministres qui se servent sans retenue aucune dans les caisses et empêchent hôpitaux et écoles de voir le jour. Adonis ne voyait plus aucun horizon devant lui. Le futur n’était plus qu’une chimère. Il a fait siens les vers d’Aragon dans Le Roman inachevé : «  il y a quelque chose de pourri dans cette vie humaine, quelque chose par quoi l’esprit voit se rétrécir son domaine. »

Non, rien n’arrêtera Adonis, qui prépare le riz sans épices et un fond d’huile, son seul luxe, et on le croit sur parole tant il paraît déterminé, au premier étage de la maisonnée des remparts, avec pour toute décoration une vieille une de Paris Match montrant le roi du Maroc Mohammed VI reçu par Jacques Chirac, une couverture écornée, mangée par l’humidité, on le croit sur parole parce qu’il a la foi, tu comprends, on n’a que ça, murmure-t-il en touillant le riz, on a l’énergie, la volonté, qui est gratuite, même si on se cogne de temps à autre à des fortifications, des barbelés, des grillages ou à des ordures de trafiquants. Le langage d’Adonis est fleuri, il dit qu’il veut aller au bout du monde depuis qu’il est petit pour dégoter le bonheur, selon sa jolie expression. Le bonheur, il a essayé maintes fois de le trouver, il l’a aperçu à Douala, en arrivant du village, lorsqu’une fille l’a regardé longuement, mais on en est resté là, il l’a vu aussi en arrivant sur la côte de Tanger, ou plutôt entre Tanger et Ceuta, un peu plus vers l’ouest, lorsque l’Ancien Monde n’est jamais aussi proche, neuf kilomètres, une pacotille pour celui qui migre depuis deux ans et a parcouru des milliers de kilomètres, mais en même temps la frontière la plus délicate, la plus difficile à franchir. Il a tenté le bonheur maintes fois, c’est-à-dire qu’il a essayé à dix reprises au moins de traverser le détroit et chaque fois il a été refoulé par les garde-côtes marocains ou son zodiac a coulé. Il va « taquiner la chance » à nouveau, chercher un nouveau canot pneumatique à Casablanca pour cinquante à cent cinquante euros, le ramener à Tanger non pas par le bus car il serait repéré d’office mais par la voiture d’un passeur, payé au prix fort, et qui le déposera à l’endroit idoine, lui et ses neuf autres camarades de transit, comme il dit, qu’il appelle aussi les rameurs de la galère car il faut pagayer, encore et encore, il faut lutter contre les forts courants, ceux qui vous jettent dans les bras de l’Atlantique, ceux qui vous poussent à la dérive, ceux qui vous entraînent dans les tréfonds de l’humanité, vous ramènent au rivage, bercail provisoire devenu maudit à force de permanence, de retours et d’escales forcées. Aux abords de Tanger, le cimetière marin n’est pas une vaine expression. Là encore et toujours, il faut tenter de vivre, de survivre. Je relis ce soir-là la lettre de Nietzsche envoyée de Lugano à son amie Malwida von Meysenbug, en 1877, alors qu’il s’apprête à franchir la frontière italienne en train en direction de Turin : « La misère humaine prend, lors d’une traversée en mer, des proportions terribles. »

Adonis recommencera malgré ces proportions terribles et il fuira un jour la minuscule chambre de salpêtre, laquelle pour l’heure l’accueille avec Moïse de Sierra Leone au prénom biblique, qui se jettera lui aussi à l’eau pour traverser sa mer Rouge, malgré les périls, les morts, tellement nombreux qu’on ne les compte plus, la mer engloutit tout, tu saisis, elle ne laisse pas de traces, elle avale les uns et les autres, les citadins comme nous, incapables de vivre en forêt, à Kashiouko ou ailleurs, sur les hauteurs de Ceuta et Melilla, tu devrais y faire un saut, et les ruraux, les villageois, les gars des tribus comme on les appelle, qui eux s’installent partout et qui adorent même la forêt, va à leur rencontre, tu verras, c’est un monde à part, c’est la jungle dans tous les sens du terme, ils s’entretuent parfois entre nationalités, ils se battent pour un rien même si la forêt est grande, c’est la lutte pour la vie, pour la survie, un bout de pain, une place sur un zodiac, une « frappe », ça veut dire la montée sur le grillage de Ceuta, oui, tu verras, c’est terrible, c’est un peu la guerre pour nous aussi, mais notre seul ennemi ici, c’est le détroit gourmand de vies, pas les autres, le détroit qu’il faut dompter, qu’il faut comprendre, étudier, un peu comme à l’école, tu prends des notes dans ta tête, tu observes, tu palabres, tu vois comment emprunter la piste, pas forcément en ligne droite parce que tu dois négocier, tu dois ruser, c’est comme avec un fauve de la savane, il faut se faire respecter et contourner à la fois, passer par-derrière, frapper là où tu peux sinon tu te fais avaler, tu te retrouves dans la gueule du détroit, oui, parce que le détroit avale tout, sur quatorze kilomètres à partir d’ici, mais surtout sur les quatre ou cinq du milieu, entre le vent, les vagues, les courants, les tankers, les porte-conteneurs, il avale tout parce qu’il est gourmand, il attire, il a sous ses pieds des cimetières marin toujours recommencés, il te dit de venir et en même temps il t’engloutit, on dirait qu’il a ça dans le sang, il suce le sang, il dévore les humains, il aime mentir, montrer ses atours comme une belle fille, faire miroiter toutes les promesses du monde, avec une surface brillante comme du velours où le soleil vient se refléter, tes rêves aussi, alors que tout cela va s’enfoncer dans l’eau et toi avec, voilà pourquoi le détroit est traître et méchant, il nous mange alors qu’on veut tout lui donner, notre énergie, notre force, nos idéaux, oui, c’est un peu méchant d’être comme ça avec des voyageurs tranquilles qui ne veulent que chercher le bonheur.

Tandis que le jour décline doucement, que les murailles se parent de toutes les nuances de l’ocre, défiant un peu plus d’éventuels envahisseurs, mais hostiles aussi à ceux qui désireraient les quitter, comme si elles voulaient à tout prix retenir ses hôtes, Adonis se rend sur la terrasse d’une maison voisine afin de mieux observer le détroit qui le nargue, avec de l’autre côté les rêves de toutes les Amériques. Il hésite encore pour le prochain essai, la grande traversée comme il dit, et il ne sait s’il s’agira du détroit, périlleux et cher, ou les murs de fer des enclaves espagnoles, périlleuses et moins chères, « dans tous les cas tu meurs beaucoup, mais tu dépenses plus ou moins ». A l’instar du trait de Balzac dans La Peau de chagrin, « il y a toute une vie dans une heure d’amour », il y a sans doute toute une vie dans quelques heures de traversée, du détroit ou de l’Achéron, de l’enfer ou de la rédemption.

Alors qu’un cargo pénètre dans le détroit, en provenance de l’Atlantique, longeant les côtes espagnoles, au lointain illuminé par le soleil couchant, et qu’un porte-conteneurs immense comme une montagne mouvante fuit la Méditerranée pour affronter le grand, très grand large, Adonis mesure davantage le danger à affronter ce passage-là de frontières. Avant, les migrants pouvaient compter se glisser dans le port de Tanger, tenter leur chance sous les essieux des camions, se blottir dans une cargaison, mais ce jeu est désormais impossible, ils ont tout cadenassé, oui, les policiers, les douaniers, les chauffeurs routiers, ils sont tous de mèche, et plus efficaces que la Guardia Civil espagnole, ils doivent toucher un pécule à la fin du mois, et c’est pour ça que les plus riches d’entre nous se livrent à un grand détour par la Libye ou l’Egypte et même la Turquie pour aller vers l’eldorado. Nous, on n’a pas les moyens, alors on reste ici, on navigue entre Tanger, ses forêts , et les monts près de Ceuta et Melilla, la jungle, là où on n’aime pas se rendre, trop de dangers, trop de tueurs, tu peux te faire poignarder par une autre tribu, oui, les Nigérians ou les Sierra-Léonais, parfois on s’entend, mais souvent on ne s’aime pas entre nous, et puis les pires ce sont les rodeurs marocains, ceux qui attaquent la nuit, qui nous rackettent avec des bâtons et des machettes, parfois des sortes de haches et nous, on ne peut rien faire, on ne peut pas porter plainte car ici nous ne sommes rien, rien que de la misère, rien que de la poussière, rien que du décor, rien que des ombres qui patientent avant de disparaître, pour le bonheur du détroit, pour peupler les tombeaux des grandes profondeurs, taquiner les sirènes et nous enfoncer dans la mer, à jamais.

Une tribune inter-associative dans « Le Monde »

A la suite des deux naufrages qui ont causé au total 22 morts dans la Manche, une tribune inter associative est parue dans « le Monde » du soir du 16 septembre 2024.

Elle est signée par plusieurs associations qui interviennent sur notre littoral, dont Salam.

Lire la tribune

Le pacte de la honte

(Ce qui arrive aux migrants en Lybie et en Tunisie, avec financement de l’Europe…)

Article de Don Mattia Ferrari,

Publié dans La Stampa du 22 juillet 2024.

Un cri retentit aux portes de l’Europe. C’est le cri de nos frères et sœurs qui, depuis des années, subissent une violence indicible aux frontières de nos pays. Des événements choquants se sont répétés ces dernières semaines et les dénoncer avec beaucoup de courage, c’est comme souvent le fait Refugees in Libya, le mouvement social composé de migrants eux-mêmes pour se soutenir mutuellement et construire une véritable fraternité avec tous. Refugees in Libya a publié diverses preuves documentaires de crimes réels qui ont été répétés pour la énième fois ces derniers jours. L’histoire ressemble à un film dystopique, mais c’est de la réalité dont nous sommes responsables.

Le 9 juillet, 52 personnes, après un voyage de souffrance et d’espoir à travers le désert, ont quitté Sfax, en Tunisie, à bord d’un bateau. Ils fuient la situation de graves violations des droits de l’homme dont souffrent de plus en plus les migrants en Tunisie et tentent de rejoindre l’Europe à la recherche d’une vie digne et fraternelle. L’Europe et l’Italie, cependant, ont longtemps choisi de se fermer à cette demande de fraternité et de suivre plutôt le chemin du rejet. Alors que ces 52 personnes sont en mer, elles sont repérées par Frontex, l’agence européenne de contrôle des frontières. Au lieu de les aider à être sauvés, il transmet l’information aux garde-côtes libyens et tunisiens. À un certain moment de leur voyage, ces 52 personnes ont été rejointes en mer par la Garde nationale tunisienne, qui les a capturées et ramenées au port de Sfax. Là, ils sont battus, menottés et dépouillés de leurs téléphones et de leurs effets personnels. Ils passent toute la journée au port de Sfax, chacun menotté. Le soir, ils sont emmenés dans un camp de concentration entouré de barbelés. Ils sont ensuite chargés dans de grands bus et jetés dans le désert à la frontière avec l’Algérie, sans nourriture, sans eau ni abri.

Le 12 juillet, 25 d’entre eux, grâce à un téléphone qu’ils avaient réussi à cacher lors de l’enlèvement, ont contacté Refugees in Libya, envoyant des photos et des vidéos et demandant à être secourus. Peu de temps après, cependant, la batterie du téléphone s’épuise et pendant des jours, ils ne peuvent plus communiquer avec le reste du monde. La traversée du désert est difficile et 7 personnes finissent portées disparues. Le 20 juillet, les 18 survivants ont réussi à arriver à Alger. Ils ont campé devant le siège local de l’Organisation internationale pour les migrations et de là, ils ont réussi à reprendre contact avec les réfugiés en Libye, leur demandant de répandre leur cri, afin que quelqu’un puisse les sauver.

Le même sort est arrivé depuis des mois à des milliers de personnes, déportées dans le désert tunisien ou enfermées dans des camps de concentration libyens. La violence du régime tunisien, à qui nous demandons de repousser les populations en notre nom, frappe tous les migrants sur le territoire. Le 17 juillet, les militaires ont violemment expulsé des migrants dans la campagne autour de Sfax et incendié leurs abris de fortune : des femmes enceintes ont été blessées par des coups, des familles avec enfants ont été violemment battues et forcées de fuir.

Refugees in Libya nous demande d’avoir l’honnêteté de reconnaître qui sont les instigateurs de cette violence : c’est nous. C’est nous qui finançons tout cela. C’est nous, citoyens, qui ne nous opposons pas assez, ou pire, qui exprimons notre satisfaction.

Des réfugiés en Libye ont également diffusé une vidéo dans laquelle un garçon, la tête dégoulinante de sang, supplie d’envoyer une rançon de 2 millions de francs CFA, tandis que ses bourreaux brandissent deux épées devant sa gorge. Dans ses yeux, vous pouvez voir la peur d’un jeune homme qui s’est retrouvé entre les mains de miliciens mafieux uniquement parce qu’il croyait en la fraternité universelle, il croyait qu’il y aurait des gens dans ce monde qui l’accueilleraient pour ce qu’il est, un être humain et un frère, et au lieu de cela, il s’est retrouvé rejeté et livré aux criminels. Le garçon demande de l’aide, supplie, mais qui écoutera son cri ?

Mediterranea Saving Humans a transmis toutes ces vidéos à la Commission des droits fondamentaux de l’ONU, à la Cour européenne des droits de l’homme et à la présidence de la République italienne. Nous ne pouvons pas être insensibles à cette douleur, nous ne pouvons pas prétendre que nous n’en sommes pas responsables, tant pour les injustices qui sous-tendent la migration forcée que pour les rejets qui sont à l’origine de cette violence indicible. Chaque personne a un choix fondamental : rester indifférente, et donc complice de tout cela, ou écouter le cri de fraternité qui vient de la Méditerranée. L’histoire nous enseigne que, s’il y a deux chemins, un seul nous sauve, celui qui sauve tout le monde, parce que ceux qui se trompent en pensant qu’ils peuvent se sauver en fermant la porte sont en réalité perdus. C’est ce que la vie nous enseigne. C’est pourquoi il y aura toujours ceux qui mèneront la résistance de l’humanité et de la fraternité, en se plaçant à côté de ces personnes. Mais nous devons tous agir, nous devons vraiment assumer la fraternité. Ce n’est qu’ainsi que nous nous sauverons nous-mêmes.

Un entretien avec Carolina Kobelinsky

« Nommer les migrants morts veut dire les respecter, les prendre comme des égaux »

Un article paru dans L’Humanité du 21 mai 2024

Dans Relier les rives (la Découverte), l’anthropologue témoigne avec son collègue Filippo Furri de leur suivi d’une équipe de bénévoles à Catane, en Sicile, qui travaillent à identifier les migrants décédés en Méditerranée, palliant ainsi la défaillance des États et de l’Europe.

Travailler à l’identification des corps inconnus qui arrivent sur les côtes européennes ne figure dans aucune réglementation, que ce soit au niveau national ou au niveau européen.

©Carole Lozano Editions La Découverte

Carolina Kobelinsky est anthropologue, chargée de recherche au CNRS, rattachée au laboratoire d’ethnologie Lesc à l’université Paris Nanterre. La chercheuse travaille depuis une vingtaine d’années sur les questions de migration (à Melilla ville autonome d’Espagne, à Catane en Sicile) avec un intérêt particulier quant aux effets des politiques migratoires sur le quotidien des personnes qui en sont la cible. Étudiante, elle a été bénévole au sein d’une équipe médico-légale travaillant sur les disparus pendant la dictature argentine.

Le phénomène de migration est ancien, mais depuis quand s’occupe-t-on des morts ?

Les premiers morts aux frontières datent de la fin des années 1980, au moment où l’Union européenne est en train de bâtir ses frontières en mettant en place les accords de Schengen. À partir de ce moment, des collectifs, des activistes tentent de rendre visible cette réalité-là par le comptage. En même temps, des habitants des lieux frontières se mobilisent pour rendre hommage aux morts.

Les autorités publiques, le plus souvent locales, s’occupent d’inhumer les restes, mais l’identification n’est l’affaire d’aucune institution. Travailler à l’identification des corps inconnus qui arrivent sur les côtes européennes ne figure dans aucune réglementation, que ce soit au niveau national ou au niveau européen.

À Catane, en Sicile, une équipe très restreinte de bénévoles a décidé de s’en occuper en retrouvant le nom de ces personnes décédées. C’est ce que vous racontez dans votre livre Relier les rives.

L’ouvrage porte sur une initiative très particulière, et unique, dans la mesure où ce sont des habitants et des habitantes déjà engagés dans une démarche bénévole à travers la Croix-Rouge locale qui ont réussi à établir une coopération pérenne, une forme de travail conjoint avec les institutions publiques locales : celles qui dépendent de la municipalité, mais aussi la police scientifique, la police judiciaire, le parquet, etc. Ils ont monté une base de données permettant de réunir les informations, dispersées dans les différents bureaux, concernant les corps enterrés dans le carré attribué aux morts en Méditerranée dans le cimetière municipal.

Depuis quand existe ce carré dédié aux migrants ?

En 2014, Catane a été désigné pour la première fois port d’arrivée, dans le cadre d’opérations Search and Rescue (recherche et sauvetage) en Méditerranée centrale. Le 14 mai, un bateau débarque 17 morts. Le maire de l’époque décide de rendre un hommage à ces victimes et de leur bâtir un monument au sein du cimetière. Presque un an plus tard, le 18 avril 2015, a lieu l’un des naufrages les plus meurtriers en Méditerranée.

De nombreux corps vont être débarqués dans plusieurs ports différents, mais le parquet de Catane demande qu’ils soient gardés dans un même espace autant que possible. En octobre 2013, après le naufrage de Lampedusa, des corps avaient été éparpillés dans différents cimetières et cela rendait le travail très difficile. Là, la mairie de Catane a décidé d’attribuer un espace conséquent pour les morts du naufrage du 18 avril 2015.

Les premiers corps y sont inhumés. Cet espace va devenir le « carré migrants », où seront enterrées par la suite des centaines de personnes décédées au cours de la traversée. Il est situé dans le grand cimetière de la ville, où tous les Catanais ont un proche enterré. Celles et ceux qui arrivent à décrypter ces sépultures de migrants, des plaques noires à côté de petits monticules de terre, sans noms, juste celui d’un bateau et des dates, déposent une trace de leur passage, des fleurs, de petites images, presque des ex-voto. En 2018, les autorités du cimetière ont estimé qu’il était rempli.

Qu’est-ce qui constitue l’originalité du projet de cette « squadra » que vous avez étudiée ?

L’une des originalités, c’est qu’ils ont réussi à travailler avec toutes les autorités publiques locales confondues. Il existe de très nombreuses initiatives dans les villes frontières. Des collectifs associatifs se mobilisent, il y a tout un réseau plus ou moins informel qui s’active pour tenter d’identifier les corps, de contacter les familles.

Là, le pari c’est qu’il est possible de mobiliser les informations détenues dans les documents officiels de l’état civil, du cimetière, de la police scientifique, de la police judiciaire. En rassemblant et en étudiant ensemble tous ces petits bouts d’information sur un corps, il est peut-être possible de trouver des pistes qui pourraient conduire à un nom, pour ensuite contacter une famille. Pour les personnes migrantes, l’annonce aux familles est fondamentale. Pouvoir dire aux familles que votre fils ou votre sœur ou votre cousin est décédé dans telles conditions, à tel endroit, que le corps est là.

Malgré la politique antimigratoire italienne et la criminalisation de la solidarité, comment expliquez-vous l’engouement pour un tel projet à Catane ?

Le projet a commencé à un moment où le maire de Catane, appartenant au Parti démocrate (centre), était sur la fin de son mandat et avait un discours d’hospitalité. Par ailleurs, la Croix-Rouge à Catane est très présente : des interlocuteurs nous ont dit que près de 10 % de la population y a été bénévole à un moment. Cette configuration la rend très légitime. Concrètement, quand les membres de l’équipe de la Croix-Rouge commencent à discuter avec les différentes institutions, tous les agents trouvent que c’est une bonne idée.

Cela fait preuve d’humanité, mais surtout tout le monde sait que travailler à l’identification n’est de la compétence d’aucune institution. Pour certains interlocuteurs professionnels, il s’agit presque de continuer le travail un peu commencé. Tout le monde a accueilli ce projet les bras ouverts. Certains vont s’engager davantage en mettant à disposition leur savoir-faire.

Personne n’a de compétences particulières ni ne connaît bien les méandres bureaucratiques. Tout cela ramène la petite équipe à rendre visite plusieurs fois aux employés des différentes institutions pour obtenir des informations, pour comprendre comment celles-ci ont été recueillies, saisir le vocabulaire des procès-verbaux… Ces rencontres régulières vont lier ces personnes et les pousser à côtoyer, au même moment, des documents qui disent quelque chose sur ces morts. Les morts acquièrent une épaisseur au fur et à mesure que la base de données se met place. Toutes ces personnes commencent à tisser des liens avec ces morts.

Nommer ces morts revêt quelle importance ?

Ça dépend à qui on pose la question. Pour les personnes qui s’engagent dans ce projet, nommer veut dire respecter les morts, les considérer comme des égaux. Ça veut dire aussi contribuer à un autre récit sur les traversées et les migrations, un récit qui se fait à la première personne. Cette histoire individuelle va lier la personne qui a échoué dans la traversée à une famille et à un environnement social plus large.

Nommer, c’est pour certains permettre de connaître et de savoir. Pour d’autres personnes engagées dans ce projet, identifier permet aux familles de faire le deuil de la mort d’un être cher. Au fur et à mesure que le projet a avancé, qu’une identification a été réalisée, l’équipe a compris qu’identifier permettait de contacter la famille et que celle-ci pouvait alors obtenir un acte de décès.

« Pour toutes les personnes auprès de qui nous avons travaillé, se lier à ces morts est quelque chose d’inattendu »

C’est important pour faire le deuil, mais aussi pour ouvrir des droits fonciers, de regroupement familial, d’héritage… Là aussi ça a été tout un chemin à parcourir pour comprendre comment on obtenait une rectification d’un acte de décès qui, au départ, l’était pour une personne inconnue. Cela prend du temps d’arriver à comprendre comment se met en place tout un processus bureaucratique pour pouvoir reproduire ce travail ailleurs.

Dans votre livre, vous évoquez « une transformation à côtoyer des morts », pouvez-vous nous l’expliquer ?

C’est quelque chose à laquelle nous ne nous attendions absolument pas. Filippo Furri et moi étions au début de l’élaboration de cette base de données. Nous voulions voir comment travaillait ce groupe de bénévoles et comprendre quels étaient les itinéraires des corps morts. Mais, dans ce travail, nous nous sommes vite rendu compte que d’autres choses surgissaient ou se réactivaient, notamment pour les personnes qui avaient déjà eu un contact avec ces morts, comme les employés des pompes funèbres ou de l’état civil.

Tous étaient au premier rang, actifs au moment où les corps avaient débarqué. Ce projet s’est mis en place et tous les souvenirs de chaque débarquement, du traitement de chacun des corps sont remontés à la surface. Peu à peu, nous avons vu émerger des liens de proximité avec ces morts. « Nous les ramenons à la maison », nous a confié l’un des employés des pompes funèbres municipales. Les morts ne font pas seulement partie de leur travail, mais ils en parlent à la maison, au cours des repas. Ils vont leur rendre visite au cimetière. Ils en rêvent, font des cauchemars. Ces personnes sont habitées par les morts, de façon différente et à des degrés divers.

Ils ont établi des liens très proches avec ces morts dans leur globalité, mais aussi de façon individuelle avec certains qui les ont plus marqués. Les personnels des pompes funèbres se souviennent avoir gardé un pendentif et l’avoir déposé sur le corps pendant l’enterrement alors que c’était interdit. On va prénommer « la femme à l’étoile » une personne dont on connaît seulement le tatouage d’étoile dans le creux du pouce de la main gauche. Ces seules informations dont ils disposent vont devenir le déclencheur d’une forme d’imagination de ce qu’ont pu être ces personnes lorsqu’elles étaient en vie.

Dans ce travail d’imagination, une proximité se met en place, qui octroie une place à ces morts au sein de la vie de ces vivants, qui ne les connaissaient pas avant. Pour toutes les personnes auprès de qui nous avons travaillé, se lier à ces morts est quelque chose d’inattendu. Il ne s’agit pas d’une relation qu’on va nommer. Pour Filippo et moi, beaucoup d’éléments nous font penser à des formes de parenté fictive, voire d’adoption. Mais ce n’est pas du tout la grammaire employée par nos interlocuteurs. Mais tous parlent d’une « relation transformatrice ».

En quoi ce travail a-t-il changé totalement ces personnes ?

Le politique s’est articulé à l’intime. Tous disent que leur vie n’est plus la même. Leur rapport aux personnes migrantes n’est plus le même. Parmi les bénévoles et les agents des différentes institutions qui ont travaillé dans le cadre de ce projet, beaucoup n’avaient pas un profil d’activiste. Mais leur représentation de la migration a changé. Une employée de l’état civil nous a même dit : « Pour moi, la mer n’est plus la même, sa couleur a changé. » La transformation implique aussi le paysage, l’environnement. Probablement parce que le rapport à la mort est réfléchi dans d’autres termes. Le rapport à l’altérité est pensé autrement.

Comment lutter contre l’érosion de l’affect ?

Il est certain que nous sommes dans une période où les naufrages, les disparitions et les morts aux frontières de l’Europe sont fréquents. Chaque fois, les informations circulent, mais elles ne produisent que peu de réactions. Il existe des exceptions ponctuelles qui poussent à l’action de façon individuelle, collective ou politique, mais, globalement parlant, les informations qui se succèdent ont un effet anesthésiant. Le fait de se voir exposé continuellement au malheur peut avoir un effet d’érosion, on peut dire, en reprenant Didier Fassin, que l’émotion s’émousse.

C’est ce qui me semble être le cas pour les morts et les disparitions en mer. Pour contrer cette indifférence générale, il s’agirait de mettre en avant la dimension expérientielle, de partager le fait qu’il s’agit de vies, d’histoires traversées par la mort et la disparition. Ensemble, toutes ces histoires permettront peut-être de proposer un autre récit pour contrebalancer cette anesthésie, et une autre lecture que celle des discours politiques hégémoniques évoquant la nécessité de la fermeture, de la sécurisation des mers.