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L’odyssée amère de deux Afghans

13 mars 2010 - Le Monde - Rémy Ourdan

Fuir, changer de pays, changer de vie. Se jouer des frontières. Souffrir, s’il le faut, pour atteindre un rêve. Pour deux jeunes Afghans, Mohebullah et Mohammad, deux cousins, ce rêve s’est brisé, le 15 décembre 2009, à l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle, après sept mois de voyage épique de Kaboul à Calais, lorsque la police française les a déportés vers l’Afghanistan.

C’est l’histoire d’une odyssée et, pour Mohebullah Ahmadi et Mohammad Zarif Rezahi, l’histoire d’une traîtrise. Car leur rêve n’était pas de vivre en France. Leur objectif était, comme pour beaucoup de migrants d’Asie centrale, d’arriver à Londres. Ils auraient voulu, là-bas, raconter leur histoire, convaincre la Grande-Bretagne de leur offrir l’hospitalité. Aussi ne comprennent-ils pas que la France, un pays où ils ne faisaient que passer, "un pays qui se prétend l’ami de l’Afghanistan", soupire Mohebullah, les ait expulsés.

La principale raison de leur départ d’Afghanistan est économique. A 20 ans, tous deux fils de pères vieillissants, tous deux pas encore mariés et pourtant bientôt chefs de famille, de sept personnes pour Mohebullah, et de dix-sept personnes pour Mohammad, ils devaient envisager d’aller chercher du travail là où il y en a, là où ils auraient pu renvoyer vers l’Afghanistan une partie de leurs revenus et subvenir aux besoins de la communauté.

La raison économique n’est toutefois pas la seule. Mohebullah évoque de "graves problèmes familiaux" qui mettent "sa vie en danger". Il ne veut pas en dire plus. L’honneur l’interdit. Le jeune homme est nerveux, un malaise paraît lui nouer les tripes. "C’est un problème qui n’a rien à voir avec la guerre mais qui est grave : on cherche à me tuer !" Le danger, dit-il, n’est pas écarté un an plus tard. Son retour est une tragédie. "Je veux toujours partir loin...", murmure-t-il.
Leur voyage a commencé, comme pour tous les migrants qui n’ont pas la chance de décrocher un visa de visiteur pour l’Europe, dans les bas-fonds de Kaboul, à la recherche de trafiquants. Mohebullah a vendu la maison paternelle, Mohammad a vendu son taxi. Leurs familles ont emprunté à des cousins, des amis, des banques, ou aux trafiquants eux-mêmes. La première étape fut Herat, dans le nord-ouest de l’Afghanistan, puis l’Iran, où ils sont entrés légalement, munis de passeport et de visa. Ensuite commence le voyage clandestin. En Iran, les trafiquants les incitent à détruire leur passeport.

Des confins de la Perse à la Manche, la filière qui organise l’immigration illégale est afghane et kurde, avec des complicités iraniennes et turques. La traversée de l’Iran est presque une formalité. Le franchissement de la frontière irano-turque est "une marche éprouvante de trente-deux heures", se souvient Mohebullah, à l’issue de laquelle les migrants reçoivent une carte d’identité turque.

La traversée de la Turquie, de villes en ports, durant quelques semaines, est donc, avec ces faux papiers, plutôt aisée. Le voyage de Turquie vers la Grèce se fait en bateau, avec des arrêts sur des îles connues des contrebandiers. Une fois Thessalonique atteinte, les migrants sont en Union européenne. Eux croient que le plus dur est accompli, qu’ils vont devoir encore ruser certes, mais que les subtiles lois de la riche Europe et ce qu’ils imaginent être une inclinaison à traiter convenablement les immigrés, surtout ceux venus de pays
en guerre, vont en quelque sorte les protéger. "L’enfer a en fait commencé là", dit Mohebullah.

Car si les routes afghanes, iraniennes et turques peuvent être aventureuses, elles sont, quoique éreintantes, relativement aisées à parcourir pour ces migrants protégés par leurs passeurs. "Le voyage est impossible pour un clandestin isolé, pense Mohammad. Il est alors à la merci des bandits, des voleurs, qui sont parfois les trafiquants eux-mêmes." Mais puisque les deux jeunes hommes avaient versé leur fortune aux maîtres de leur voyage, qu’ils avaient remis leur destin entre leurs mains, l’Europe fut atteinte sans trop de difficultés.
Il faut dire que des versements s’effectuent encore en Grèce, puis en Italie, puis à Calais pour la traversée vers l’Angleterre. Les passeurs ont intérêt à ce que l’odyssée se poursuive.

Arrivés en Grèce, l’un des remparts de l’Union européenne, il est difficile d’échapper aux gardiens de la forteresse. Direction la prison pour trois mois. "Les conditions de détention étaient terribles, raconte Mohebullah. Nous étions entassés dans des cellules, sans droit à la promenade, sans aucun droit." "En Grèce, murmure Mohammad, en plongeant les yeux dans son verre de thé, nous avons beaucoup souffert." Athènes toutefois ne déporte pas les Afghans. Une fois purgée la peine pour l’entrée illégale, la Grèce leur donne un mois pour quitter le pays. C’est plus qu’il n’en faut pour les migrants, qui renouent les fils avec les trafiquants. La seconde étape maritime est la traversée vers l’Italie. Périlleuse. Puis un contrebandier afghan prend en charge leur passage d’Italie vers la France. Et c’est l’arrivée à Paris. "Au parc de la gare de l’Est", racontent les deux cousins, ce square situé entre la station ferroviaire et le canal Saint-Martin, synonyme de halte pour les clandestins afghans. Puis l’arrivée à Calais, dernière étape, croient-ils, avant l’eldorado londonien. "Le passage devait se faire par bateau, cachés dans des camions, raconte Mohammad. Ce sont de nouveau des Kurdes qui organisent le trafic. Ils sont
armés et dangereux... A Calais, en attendant le signal du départ, nous avons dormi sous des ponts, puis nous nous sommes cachés dans une maison vide. C’est là qu’une nuit, la police nous a arrêtés." Au commissariat, puis au centre de rétention, les conversations sont, selon eux, cordiales." Nous avons donné nos véritables identités à la police française, nous avons dit la vérité sur notre destination londonienne, nous avons refusé de demander l’asile politique à la France puisque nous ne comptions pas y vivre. Nous n’avons pas menti. Nous, Afghans, pensions être en pays ami !", lâche dans un souffle Mohammad. "Les policiers nous ont d’ailleurs promis que nous serions libérés au bout de quinze jours. Ils riaient... Quinze jours
plus tard, ils nous ont menottés, et déportés", s’étrangle Mohebullah. "La France n’a pas tenu la promesse faite par les policiers de nous libérer, poursuit Mohammad. Je leur ai pourtant dit : "Relâchez-nous, dans une semaine nous aurons quitté la France ! Nous serons à Londres et irons voir la police britannique. Donnez-nous une chance !" Mais ils nous ont expulsés. Ce n’est pas bien..."

Mohebullah raconte encore que durant le voyage en voiture de Calais à l’aéroport de Paris, "les policiers nous disaient : "Nous n’allons pas vous expulser, soyez sans crainte, restez cool les gars, tout va bien." Puis ils nous ont embarqués dans un avion". A Kaboul, tout ne va pas bien pour Mohebullah et Mohammad. Sans même évoquer la guerre et le danger, les talibans qui frappent de plus en plus souvent au coeur de la capitale afghane, les deux hommes peinent à entrevoir comment ils vont survivre. Le premier a dépensé 17 000 dollars, le second 16 000 lors du voyage (près de 12 500 euros), dont environ 13 000 pour les trafiquants. Ils sont endettés, et poursuivis par des créanciers menaçants. Ils n’ont pas pu retrouver leur ancien emploi, qui
d’ailleurs ne leur rapportait qu’une poignée d’afghanis.

Mohebullah était garde de sécurité dans une banque, sa place a été prise. Mohammad était chauffeur de taxi, son taxi a été vendu. La famille de Mohebullah n’a plus de maison. "Nos familles souffrent de la misère, de la faim. Et elles nous rejettent, parce que nous avons échoué." Mohebullah, de plus, se sent toujours "en danger", et veut fuir l’Afghanistan pour "sauver sa vie et construire un avenir".
Les deux cousins, si dignes, lancent parfois des regards d’homme au bord de la noyade. Ils attendent une bouée. Que nul n’est prêt à leur lancer.



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